Tribune

Normé sois-tu...

Publié le 08/11/2018
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L’idéal fantasmé de l’actuelle organisation du système de santé est que les médecins ne prescrivent plus que des décisions, des actes et des thérapeutiques décidées par d’autres. Les protocoles, et autres recommandations, de plus en plus opposables seraient la clef de l’efficience et de la productivité. D’un diagnostic, oubliant tous les autres, découlerait une série d’actes de soins normalisés, laquelle, seule, et indépendamment du reste permettrait la guérison, toujours pensée comme la disparition de la seule maladie considérée, le « bon soin » ayant été établi une fois pour toutes.

On peut comprendre que l’intérêt individuel puisse exiger l’apport de connaissances établies et que celui du collectif puisse justifier certaines règles communes et un ensemble de contraintes. Mais ne voit-on pas que l’abus d’injonctions entraîne une effroyable dilution des responsabilités et des compétences ? Ne voit-on pas, surtout, que le malade, forcement vulnérable et maillon faible du système se retrouve, dès lors, seul, livré à la technostructure, enjoint d’être conforme ou de sortir du système d’une façon ou d’une autre ?

Un médecin « hétéronome et discipliné »

Dans l’organisation actuelle, qu’on le veuille où non, le malade cherche en vain un interlocuteur, un médecin responsable et libre de ses prescriptions. Il n’a plus devant lui, et malgré la bonne volonté de la plupart des praticiens, qu’un acteur du système contraint d’appliquer des règles, des procédures et des recommandations toujours validées dans le cadre d’une monopathologie objectivée…

Le médecin, en effet, devant la loi, devant ses pairs, devant les cadres administratifs de plus en plus nombreux, n’a plus qu’à être « hétéronome et discipliné » pour réussir. N’en doutons pas, il l’est ou le devient. Le type anthropologique nécessaire à cette vision ne fait d’ailleurs que prospérer, renforçant par là le processus qui explique à la fois l’augmentation des coûts de production de la santé et la détérioration du système de santé ressentit autant par les malades que par les médecins. De fait, le type anthropologique « hétéronome et discipliné » justifie, par sa passivité, l’insistance à produire davantage de règles, de normes et de contraintes bureaucratiques. L’irresponsabilité de tous est établie et se renforce, à l’instar de tout système technico-administratif bureaucratique.

Au total, notre archipel médico-social, au sein duquel, bientôt peut-être, les médecins pourraient avoir l’obligation de donner la mort, fait craindre le pire. Manifestement, on s’en accommode, et cela d’autant plus, que rares sont les responsables politiques qui osent mettre en question ce système établi de relégation et de mise au ban de la société. Il semble aller de soi que ceux qui n’entrent pas dans les normes ou les critères requis pour entrer dans la filière supposée adéquate soient déroutés vers les services ou les établissements les moins bien dotés ou même refoulés. Les personnes âgées, en particulier, payent le prix fort. Ce sont elles que l’on dirige le plus rapidement possible vers les hôpitaux « low-cost » que sont devenues les maisons de retraite, alors que tout s’organise progressivement pour éviter leur éventuelle hospitalisation.

Une crise sanitaire majeure menace

Faudra-il attendre que toutes les digues érigées en notre humanité finissent par s’effondrer pour constater les dégâts ? Une crise sanitaire majeure menace.

Pourtant, des solutions existent. Sous différentes formes, il est possible, de « valoriser » les hautes et coûteuses études que font les médecins, de rétablir leurs capacités décisionnelles et leurs responsabilités. Toutes passent par le soin médicosocial intégré, l’inter et la transdisciplinarité, la démarche de soins projective, les prescriptions à l’objectif, la clinique de l’incertitude, l’évaluation globale compréhensive, l’alliance du curatif et du palliatif, la reconstruction de l’hospitalité à l’hôpital, l’accessibilité aux techniques les plus performantes pour les plus vulnérables… Ceux qui pratiquent le savent bien, il s’agit de méthode, d’organisation, de dossier de soins, de système d’information, de contrôle médical et de nomenclature tout autant que de la mise en cause des modes de financement.

Aucune solution ne passera par la déresponsabilisation de tous

Autant de solutions concrètes et pratiques qui se heurtent à toutes les positions de confort établies, aux académiques certitudes, aux lourdeurs administratives et à l’imaginaire social d’une santé encore pensée comme l’absence de maladie. Aucune solution, en tout cas, ne passera par la déresponsabilisation de tous, où chacun se replie sur ses propres intérêts de tranquillité ou de carrière et où toute espérance, du côté du malade, se dissout dans les certitudes scientistes. La rationalité technique et organisationnelle ne garantit en rien le progrès si aucune imputabilité ne peut être définie pour ceux qui la mettent en œuvre.

Il est certes difficile d’envisager la refonte d’un système qui a donné des preuves d’efficacité, mais les temps changent et l’immobilisme actuel, sa crispation sur un mode budgétaire et métrométrique, risque de nous coûter très cher en termes économiques comme en termes éthiques, surtout si nous les faisons jouer l’un contre l’autre.

Une urgente remise en cause

Il est temps de convaincre les politiques, leurs conseillers et leurs administrations de changer de paradigme, de faire confiance à ceux qui, tous les jours, trouvent des solutions concrètes et font place à la complexité comme à l’incertitude des devenirs possibles. Il faut, si l’on veut sauver notre système de santé, les sortir de leurs délectables exercices de comptabilité élémentaires et leur faire admettre de remettre en question le cadre conceptuel. Il s’agit, pour être concret, de passer du modèle bio-psycho-social pluridisciplinaire traditionnel au modèle intégratif interdisciplinaire. Il s’agit de mettre en place le suivi-accompagnement curato-palliatif de première ligne, la démarche de soin interdisciplinaire dans tous les services hospitaliers et la continuité des soins poursuivie jusqu’au bout du social.

L’espérance, marqueur de notre humanité, comme l’efficience, condition de l’effectivité politique, sont à ce prix et à cet effort.

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Dr. Georges-Olivier Carissimo Médecin gériatre, praticien Hospitalier, Nouméa go.carissimo@chs.nc

Source : Le Quotidien du médecin: 9700