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Et si Marine Le Pen l'emportait ?

Pourquoi la santé fait barrage à l'extrême droite

Par Cyrille Dupuis - Publié le 22/04/2022
Pourquoi la santé fait barrage à l'extrême droite


AFP

Si Marine Le Pen accédait à l'Élysée, quelles seraient les répercussions sur le système de santé ? Même si le front républicain n'est plus aussi puissant qu'en 2002, de très nombreux acteurs du monde médical ont pris clairement position contre l'extrême droite.

C'est une hypothèse qui ne doit plus être balayée d'un revers de manche. Quelles seraient les conséquences pour l'hôpital, la médecine de ville ou la santé publique de l'accession de Marine Le Pen à la tête de l'État ? Depuis une dizaine de jours, de nombreuses voix du secteur s'élèvent pour alerter sur le « danger », voire la « catastrophe » que signifierait une victoire de l'extrême droite.

La protection solidaire en jeu

Même si le « front républicain » n'a plus la même force qu'en 2002, la riposte se déploie d'abord sur le terrain des « valeurs », de l'éthique et du soin, avec un corps médical qui s'est, historiquement, toujours tenu très à l'écart des thèses frontistes. Notre sondage exclusif avant le premier tour confirmait que seuls 4 % des praticiens libéraux et 1 % des PH souhaitaient faire le choix de Marine Le Pen, en dépit de la tentative de normalisation de son programme.

Certes, contrairement à Jean-Marie Le Pen en 2002, sa fille ne propose plus la création d'une caisse maladie réservée aux immigrés, l'embauche de PH sur des critères de nationalité, l'abrogation des lois sur l'IVG, la stigmatisation des malades du Sida ou le rétablissement du contrôle sanitaire aux frontières ; mais son corpus idéologique est à bien des égards inchangé avec des mesures assumées de priorité nationale, la suppression de l'Aide médicale d'État (sauf urgences) ou la limitation drastique du recours aux étudiants et praticiens étrangers. « Par-delà les discours aux accents tempérés, le projet politique de l'extrême droite reste le même, recadre la Mutualité française. La mise en application de ce programme affaiblirait la protection sociale solidaire, patrimoine de ceux qui n'en ont pas »

La vérité scientifique attaquée

C'est au nom de ces mêmes principes que des enseignants, universitaires, chercheurs ou étudiants ont appelé à faire barrage à l'extrême droite, sans pour autant cautionner le projet d'Emmanuel Macron. Ils invoquent les « valeurs d'universalité, de tolérance, d'ouverture européenne et internationale », mais aussi la place de la science (lire page 13), la production du savoir, le progrès, l'humanisme ou la santé publique (lire page 15).

« Marine Le Pen prône des politiques discriminatoires, le repli sur soi et le rejet de l'autre », résume la Fédération des associations générales étudiantes (Fage). Pour le CNGE, qui fédère 12 000 généralistes enseignants, les valeurs du serment d'Hippocrate sont « en totale contradiction » avec le discours « d'exclusion, de sectarisme, d'intolérance et de xénophobie qui heurte au plus profond le sens de nos pratiques. » « Toute la partie sur l'immigration est incompatible avec l'exercice et l'éthique médicale », abonde le Dr Jérôme Marty, président de l'UFML. « Pas de compromis avec le fascisme ! », tranche le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG). Même analyse au Syndicat national des médecins de PMI pour qui la suppression de l'AME et la priorité nationale constitueraient une « attaque majeure contre l'humanité et la dignité de chacun ». Ces inquiétudes étaient déjà au cœur de « l'appel de Strasbourg » avant le premier tour, où 150 personnalités de la société civile – dont une soixantaine de médecins et chirurgiens – s'étaient ralliées sous la bannière du chef de l'État. Ces derniers jours encore, plusieurs tribunes de soignants ont exhorté à « ne pas se tromper de combat » face à une extrême droite qui « n’a pas changé ».   

Parfois, le message est moins explicite mais clair. Au nom des professions libérales, l'Unapl a affiché à l'heure du choix son attachement « aux valeurs fondamentales d'humanisme, de liberté, d'égalité et de fraternité » et invité chacun à « bien considérer les programmes économiques et sociaux des deux candidats ». Quant à l'Ordre des médecins, il explique au « Quotidien » que « les médecins sont attachés aux valeurs fondamentales de notre démocratie, qu'ils continueront de défendre par leur vote »

Le grand flou du financement

Au-delà de la condamnation éthique, le deuxième angle d'attaque porte sur le programme, jugé économiquement contre-productif, voire impossible à appliquer. La principale critique porte sur l'absence de financement crédible – Marine Le Pen affichant comme recette principale le fruit de sa traque anti-fraudes dont elle espère tirer « 15 milliards d'euros », grâce à un ministère dédié et à la généralisation immédiate des cartes Vitale biométriques, sans oublier « 18 milliards d'économies sur l'immigration ». Des lignes budgétaires impossibles à vérifier.   

Outre ce cadrage flou, de nombreux économistes de la santé interrogés par « Le Quotidien » (lire page 14) contestent le retour au « budget global » pour financer l'hôpital (à la place de la T2A), la suppression des ARS au profit des préfets ou la modulation des tarifs médicaux selon les régions. Sur ce dernier point, même le syndicat de généralistes MG France affiche ses doutes. L'idée de tarifs variables selon le lieu d'installation est « simple à énoncer mais extrêmement complexe et irréaliste à mettre en place en pratique », explique son président Jacques Battistoni.     

Quid de l'administration de la santé ? 

En revanche, chacun s'accorde à dire que plusieurs propositions de la candidate du RN s'inscrivent dans le sillage de la politique actuelle comme l'accélération des délégations de tâches, la montée en puissance de la télémédecine, le recrutement de soignants dans les hôpitaux et les Ehpad ou la volonté de débureaucratiser la santé. Le Dr Thomas Mesnier, député LREM de Charente, ironise à cet égard sur la volonté de Marine Le Pen de revaloriser les soignants (« elle était contre le Ségur ! ») ou de décréter un moratoire sur la fermeture de lits, « une idée attrayante quand on ne connaît pas le dossier car les fermetures se font souvent en raison du manque de personnel »

Enfin, nombre d'experts s'interrogent sur ce que deviendrait la gouvernance et l'administration de la santé — de la Cnam aux directions ministérielles — sous la férule de l'extrême droite. « La haute fonction publique est de grande qualité et de grande compétence, rappelle le Dr Claude Pigement, ex-monsieur santé du PS, fin connaisseur des arcanes du secteur. Marine Le Pen au pouvoir aurait-elle l'intention de tout politiser ? Ce serait une catastrophe en termes de compétences et d'efficacité et poserait sans doute des problèmes de nominations ». 

Cyrille Dupuis et Loan Tranthimy