LE QUOTIDIEN : Dix ans après le début du conflit, quelle est la situation humanitaire en Syrie ?
Pr RAPHAËL PITTI : En dix ans, les choses n’ont fait que s’aggraver. On peut considérer qu’il y a une destruction de la vie sociale, de la société au sens propre. Sur les 22 millions de citoyens que compte la Syrie, 12 millions ne vivent plus chez eux aujourd’hui. Il y en a 6 millions qui sont déplacés à l’intérieur du pays et qui vivent dans des camps, des ruines, des mosquées ou des écoles… L’autre moitié est exilée. Il y a énormément d’orphelins, les familles sont éclatées. Beaucoup d’entre elles ont vécu des massacres, des viols, des violences, des morts… Dès 2013, la Commission européenne avait qualifié la situation en Syrie de plus grande catastrophe humanitaire depuis la Seconde guerre mondiale.
Qu’en est-il des infrastructures sanitaires ?
Aujourd’hui, il manque de tout. Du personnel bien sûr, mais aussi des infrastructures et des équipements. Il y a un effondrement du système sanitaire. Plus de 60 % des structures hospitalières ont été détruites. Il n’y a plus de médecine préventive ni de suivi des pathologies chroniques. Il est impossible de se faire soigner d’un cancer aujourd’hui en Syrie. Comme il est très compliqué de se faire dialyser. C’est possible uniquement dans les zones restées aux mains du régime, à Damas ou à Alep ouest par exemple, mais à condition d’avoir de l’argent.
Or, le système de santé syrien a toujours eu très bonne réputation. Nos collègues ont un très haut niveau de compétence. Il y a là-bas une des plus vieilles universités de médecine du monde arabe. Mais beaucoup de soignants on fui les violences de la guerre.
Les hôpitaux étaient-ils pris pour cibles ?
Les hôpitaux figurent parmi les endroits les plus dangereux. Ils sont systématiquement ciblés et détruits par le régime et ses alliés. Le but est de terroriser les populations pour les faire fuir, surtout dans les zones tenues par les rebelles. La semaine dernière encore, un établissement a été bombardé dans la région d’Idlib.
En conséquence, les soignants ont été contraints de travailler dans des caves. Certains ont même mis en place des hôpitaux à l’intérieur de mines abandonnées. Cela ne les a pas empêchés d’être détruits par des missiles antibunker. En passant dans la clandestinité, nos collègues syriens ont écrit une page de l’histoire de la médecine.
Vous avez fait 30 voyages en Syrie. Quelle était votre mission sur place ?
J’ai dès le départ travaillé avec l’UOSSM [l’Union des organisations de secours et soins médicaux, NDLR], une ONG qui s’est créée spontanément avec les médecins et le personnel soignant expatriés pour soutenir leurs collègues en Syrie. Ma responsabilité, en tant que professeur de médecine d’urgence et de catastrophe avec une carrière essentiellement militaire, c’est la formation et la conception pédagogique.
Mes collègues syriens n’étaient pas formés aux pathologies de guerre et aux afflux de patients. Ils ne savaient pas comment trier. Ils ne maîtrisaient pas certains protocoles comme la prise en charge de la douleur ou la mise en place des antibiotiques. Les chirurgiens avaient toujours tendance à vouloir faire de la chirurgie thérapeutique dans les situations d’afflux. Ils ne connaissaient pas la notion de damage control.
Comment forme-t-on des soignants en zone de guerre ?
Nous avons créé des centres de formation sur place. Lors de mon premier voyage, 13 médecins ont été formés à Alep. Pendant ces dix ans, le besoin de formation a évolué en fonction de la situation. Nous avons d’abord formé des secouristes, qu’on appelle casques blancs, puis des infirmiers, des médecins, des chirurgiens et même des sages-femmes ! Il a fallu aussi former à la prise en charge des attaques chimiques, apporter des tenues de protection et mettre en place des protocoles pour les soignants. Au total, l’UOSSM a formé 28 000 personnes en dix ans dans 4 centres pérennes mais ce n’est toujours pas suffisant.
Comment avez-vous essayé d’alerter la communauté internationale ?
Je suis allé aux Nations Unies, à Genève, dans des grandes capitales, au Canada, aux États-Unis, dans les facultés de médecine… Mais personne n’a bougé ! Les prix Nobel de médecine n’ont jamais levé la main pour dénoncer ces crimes de guerre, ces crimes contre l’humanité.
En 2012, après mon premier voyage, j’ai écrit une lettre ouverte à mes confrères dans le « Quotidien du Médecin » pour expliquer qu’on tuait ceux qui respectent le serment d’Hippocrate. Mais le conseil national de l’Ordre des médecins n’a pas bougé. Or, il est le garant de l’éthique médicale. Celle-ci se bornerait-elle seulement aux frontières de la France ? N’avons-nous pas un devoir de solidarité avec nos collègues syriens ? J’attendais du conseil de l’Ordre qu’il lance un appel aux médecins et au gouvernement. Les médecins auraient dû se soulever partout dans le monde !
Vous êtes déçu de la réaction du corps médical ?
Bien sûr ! Il est dans une forme de retrait, comme si c’était loin et que cela ne le concernait pas. Nous avons, par le serment d’Hippocrate, une obligation de soigner sans discrimination. En Syrie, nous avons dénombré 923 médecins syriens tués pendant la guerre. En laissant faire cela, tous ceux qui travaillent dans l’action humanitaire sont en danger. C’est notre éthique qui est en jeu. Si nous ne faisons rien, nous nous mettons nous-même en danger. La seule motivation qui est la nôtre est celle d’aller vers ceux qui sont dans la souffrance, mais il faut que nous soyons protégés.
Nous sommes lâches. Nous ne savons bouger que pour nos intérêts personnels. Il n’y a qu’à baisser le prix de la consultation médicale pour voir combien les médecins vont se mobiliser. Les hommes en général, et les médecins en particulier, qui sont assez individualistes, pensent d’abord à leur intérêt personnel.
Quelle est l’urgence aujourd’hui en Syrie ?
Avec l’UOSSM et Médecins du Monde, nous demandons la mise en place d’une résolution auprès du Conseil de sécurité de l’ONU pour parvenir à une trêve généralisée dans tout le pays. Nous exigeons la réouverture des quatre corridors humanitaires [sous pression de la Russie, le Conseil de sécurité des Nations Unies a été contraint en juillet dernier de limiter les livraisons d’aide humanitaire à un seul point d’accès, NDLR]. Nous demandons aussi le déblocage de fonds d’urgence pour la réhabilitation des structures sanitaires, des écoles, de l’eau, de l’électricité et de l’habitat d’urgence.
Nous avons aussi demandé à être reçus par Emmanuel Macron et par la présidente de la Commission européenne. Il y a urgence, il faut faire respecter le droit humanitaire.
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