Faire de la recherche transdisciplinaire autrement

À Bordeaux, deux philosophes se piquent de médecine

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Publié le 14/06/2018
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Si la majorité de la petite dizaine de philosophes engagés par les facultés de médecine françaises travaillent sur des questions éthiques, ce n'est pas le cas de Thomas Pradeu et Maël Lemoine, deux normaliens philosophes recrutés à Bordeaux et qui, eux, « produi[sent] de la science »

« Nous ne faisons pas d’éthique ! Moi, je voulais travailler sur des notions comme "qu’est-ce qu’un individu ? Où commence et où finit un être vivant ?" Très vite, j’ai éprouvé le besoin de travailler avec des scientifiques, d'être un philosophe embarqué », explique Thomas Pradeu qui a complété son cursus par un master en biologie et immunologie.

En 2014, il rejoint ImmunoConcEpT à Bordeaux, unité CNRS qui regroupe biologistes, médecins et philosophes. L’objectif est de prendre du recul sur les fonctions du système immunitaire : défense mais aussi réparation, développement, travailler sur les fonctions du microbiote, redéfinir les frontières de l’organisme, du soi/non soi. 

Cours à deux voix

Même motivation pour Maël Lemoine qui vient de rejoindre cette unité après plusieurs années passées à Tours : « Notre rôle est de poser un regard différent, élargir les perspectives conceptuelles, mais aussi médicales. Je consacre aussi 50 % de mon temps à l’enseignement de philosophie des sciences, dans les cursus en santé. Je propose des enseignements spécifiques à chaque discipline. Par exemple, je fais un cours à deux voix avec un cardiologue sur les fonctions biologiques du cœur. Ma première question est : pensez-vous que la fibrillation auriculaire est un dysfonctionnement ? La seconde : toujours ? Et là, c’est la pagaille. Alors, on peut aborder d’autres questions : qu’est-ce qu’un dysfonctionnement ? »

Une façon d’élargir les champs de réflexion des futurs médecins : « En interne, il n’y a aucun dogmatisme chez les médecins, explique encore Maël Lemoine. Cela commence quand ils prennent la parole face au public. Ils ont tendance à penser, comme dans le discours sur les vaccins, qu’il faut un discours archi-simple pour que les gens comprennent. Or le public est bien plus mature que cela. »

Les deux philosophes assurent également une veille scientifique internationale pour les chercheurs, cloisonnés dans leur discipline et manquant de temps. Ils ont créé l’Institut PhilinBioMed, réseau interdisciplinaire international multipliant les contacts entre médecins, philosophes et chercheurs. « Le philosophe est un pont, souligne Maël Lemoine. Notre rôle est d’éclairer la médecine à la lumière de notre discipline, comme le font informaticiens ou statisticiens. »

Référence mondiale

Quant au regard des médecins, « ceux qui connaissent notre travail sont étonnés par la diversité de ses objets, le nombre de nos collaborations nationales et internationales, de nos publications scientifiques et par les financements obtenus [1,5 million d'euros de l'Union européenne, NDLR], explique Thomas Pradeu. Cela crédibilise. »

D’autant que les deux jeunes philosophes ont des ambitions : « Dans le monde, il n’y a pas plus de deux ou trois universités qui emploient des philosophes, comme ici à Bordeaux, explique Thomas Pradeu. Si notre travail continue de se développer, nous pourrions devenir une référence mondiale en matière d’interdisciplinarité. »

 

 

De notre correspondant Patrice Jayat  

Source : Le Quotidien du médecin: 9673