LE QUOTIDIEN : Vos propositions dressent en creux un certain nombre de faiblesses de la santé publique en France. Comment expliquez-vous ces insuffisances ?
Pr FRANCK CHAUVIN : Cela s’explique notamment par une très faible culture de santé publique en France, mais aussi par la construction après-guerre d’un système de santé essentiellement tourné vers les pathologies aiguës, vers la technique et le curatif, plutôt que vers la prévention. Ce n’était pas une priorité de l’époque. Mais au fil des progrès de la médecine et de l’augmentation de l’espérance de vie, sont apparues les maladies chroniques, les problématiques de prévention, d’exposition aux facteurs de risque. Le système n’a pourtant jamais été revu.
Trois aspects ont particulièrement pâti de ce défaut d’adaptation. La hausse de l’espérance de vie d’abord ne s’est pas traduite par un allongement dans les mêmes proportions de l’espérance de vie en bonne santé. Ensuite, les inégalités de santé sont en France parmi les plus marquées des pays de l’OCDE avec un écart d’espérance de vie de 13 ans entre le vingtile de revenu inférieur et le vingtile de revenu supérieur. Enfin, nous sommes désormais face au mur des maladies chroniques avec 24 millions de patients concernés selon l’Assurance-maladie, soit 36 % de la population, et une hausse de 14 % des dépenses de santé entre 2015 et 2019. À ce rythme, le système ne pourra pas supporter une telle évolution. Ces défis sont au cœur de la réflexion et du rapport pour lesquels le ministre de la Santé m’a sollicité.
Quels sont les principaux objectifs qui guident vos propositions ?
Dix chantiers, assortis de 40 propositions, sont identifiés dans le rapport. Cet ensemble vise notamment à répondre à deux objectifs principaux. Le premier, qui a été atteint par des pays comme l’Allemagne ou la Suède, consiste à augmenter de 10 % l’espérance de vie en bonne santé à 65 ans dans les 10 ans à venir. Le second vise à alléger le poids des inégalités de santé qui pèsent fortement sur notre système social.
Ces deux objectifs signifient qu’il faut agir sur l’ensemble des déterminants de la santé. Alors que le système de soins ne contribue qu’à hauteur de 20 % à la santé d’une population, l’essentiel se situe ailleurs. C’est le principe de la santé dans toutes les politiques (« Health in all policies »), mis en œuvre dans plusieurs pays. Le logement, la politique de la ville, celle des transports ou la politique sociale concourent à la santé d’une population. C’est dans ces champs qu’il faut se mobiliser, de même que dans le soin primaire, la prévention et l’éducation à la santé.
Pour l’heure, la stratégie nationale de santé découle d’un décret, mais il est nécessaire de réimpliquer la population. Cela pourrait passer par un Plan quinquennal mis en débat au Parlement, avec des objectifs votés et un suivi annuel.
Peut-on envisager une évaluation de l’ensemble des politiques publiques au regard de leurs impacts sur la santé ?
C’est en effet nécessaire. Dès lors qu’une évaluation sous l’angle environnemental est menée, une évaluation systématique des impacts sur la santé pourrait être menée. Une méthodologie existe, prête à être appliquée pour les projets sur le logement ou les transports. C’est une façon de décliner la santé dans toutes les politiques et de développer une approche interministérielle.
En complément, des modules de santé publique pourraient être mis en place dans l’ensemble des formations du niveau master dans les secteurs de l’environnement, de l’urbanisme, de l’alimentation ou encore de l’agriculture. La démarche est notamment engagée par Dominique Libault, chargé de la réforme de l’ENA, qui travaille à l’intégration de modules de santé publique dans la formation des décideurs.
Concernant la formation, quelles sont les ambitions des instituts régionaux de santé publique dont vous souhaitez la création ?
Ces instituts permettraient d’assurer une formation à l’ensemble des professionnels de la santé publique afin de mettre fin aux silos et d’impulser une culture commune. Le but est de regrouper l’ensemble des forces locales : les universités, les acteurs de la recherche médicale bien sûr mais aussi ceux de la recherche vétérinaire, des sciences sociales et politiques. Ce type d’écoles existent ailleurs. Ce n’est pas une mesure révolutionnaire, mais une mise à niveau de la France aux standards européens.
Ces instituts devraient par ailleurs participer au renforcement de l’attractivité des métiers de la santé publique. Car, si ces professionnels sont reconnus dans les pays anglo-saxons ou d’Europe du Nord, on les considère en France comme ceux qui n’ont pas pu faire autre chose.
Vous proposez également une restructuration de la santé publique. Comment l’envisagez-vous ?
La création d’un Institut français de santé publique donnerait à voir une approche globale avec des objectifs partagés. Ce serait un regroupement fonctionnel des différentes instances en charge des enjeux de santé publique : Santé publique France, Haut Conseil de la santé publique, Anses, Mildeca, etc.
Pour l’instant, les échanges se font de manière informelle au travers de rencontres bilatérales régulières. Nous souhaitons ainsi développer une politique commune, concertée et plus efficiente, en évitant les redondances. Le besoin s’en est fait particulièrement sentir pendant la crise sanitaire. Une telle structure aurait facilité la coordination. On propose d’ailleurs que les responsables de ces différentes agences, réunis dans cette nouvelle structure, constituent un Conseil scientifique mobilisable en cas de crise.
Il faut aussi développer une santé publique territoriale. La crise a dévoilé de grandes faiblesses quand il a fallu notamment mettre en place des stratégies locales d’aller vers. Les associations et les professionnels existent mais les efforts ont été fragilisés par un déficit d’organisation. Remettre les collectivités territoriales dans le jeu a du sens ne serait-ce que parce qu’elles connaissent leur population.
Quelles approches préconisez-vous pour renforcer l’éducation en santé ?
Certains milieux sont plus intéressants que d’autres pour l’éducation à la santé. Le milieu scolaire est primordial, car les comportements vis-à-vis de la santé s’enracinent très tôt. On sait que les inégalités de santé sont corrélées aux inégalités d’éducation, mais aussi qu’une intervention trop tardive complexifiera le changement. Un autre milieu d’intervention, c’est celui du travail où trop peu d’interventions sont développées. C’est un domaine à renforcer et réinvestir.
Les campagnes tournées vers le grand public, comme le Dry January ou le Mois sans tabac, ont-elles une place dans cette éducation ?
Oui, à condition de renforcer les messages vers les populations les plus vulnérables, car ces interventions grand public peuvent accroître les inégalités. Ce sont toujours ceux qui en ont le moins besoin qui s’emparent en premier des messages, justement parce que leur niveau d’éducation en santé leur permet de les intégrer. L’enjeu est de s’appuyer sur le concept de l’universalisme proportionné en santé, avec des messages grand public, mais aussi de l’aller vers et un renforcement des campagnes vers ceux qui en ont besoin. Les pratiques en France depuis plusieurs décennies n’intègrent pas suffisamment cette approche, par exemple pour la promotion de l’arrêt du tabac. Ce sont surtout les cadres qui entament un sevrage tabagique, alors qu’ils ont déjà une espérance de vie supérieure.
Quelle pourrait être la place d’une éducation à la santé par les pairs ?
Cette approche relève de deux niveaux : le partage d’expériences entre pairs et la formation d’ambassadeurs, de médiateurs ou de navigateurs qui relèvent d’une approche communautaire. Cette dernière, encore peu développée en France, consiste à former à la diffusion des messages de prévention des individus issus des communautés à cibler. On sait que c’est une des actions les plus efficaces pour atteindre des populations éloignées de la prévention. Pendant la crise, l’Assurance-maladie a initié ce type de démarche. Mais ça ne peut être qu’une approche territoriale avec des médiateurs partageant les caractéristiques de la population concernée.
Vous plaidez pour une inscription de la santé mondiale comme un objectif du système de santé publique française. Qu’en est-il ?
On l’a vu avec le Covid et on le verra avec la crise ukrainienne, la santé des différentes populations est complètement interdépendante. Considérer que fermer les frontières va résoudre un problème sanitaire n’avait pas de sens et n’en a toujours pas. Il est urgent de prendre conscience des enjeux internationaux. On le voit avec le risque d’émergence de nouveaux variants du Sars-CoV-2 favorisée par une population mondiale sous-vaccinée. On risque de le voir également avec les réfugiés ukrainiens, qui ont une couverture sous optimale pour des maladies comme la rougeole.
Santé mentale des jeunes : du mieux pour le repérage mais de nouveaux facteurs de risque
Autisme : la musique serait neuroprotectrice chez les prématurés
Apnée du sommeil de l’enfant : faut-il réélargir les indications de l’adénotonsillectomie ?
Endométriose : le ministère de la Santé annonce une extension de l’Endotest et un projet pilote pour la prévention