La Lufthansa avait été informée en 2009 de l’« épisode dépressif profond » que traversait alors Andreas Lubitz, sans en tirer, apparemment, les conséquences sur son aptitude à piloter. Où et comment des failles ont-elles pu se produire, qui ont permis au copilote de prendre les commandes de l’Airbus en étant inapte ?
- À la médecine du travail
En Allemagne, la médecine du travail peut être confiée à un généraliste libéral, mais dans le cas de la Lufthansa, trois centres qualifiés de « géants », à Francfort, Hambourg et Munich, selon le Dr Martin Saint Laurent qui a visité l’un d’eux, assurent les visites d’embauche, les visites périodiques, tous les ans jusqu’à 40 ans, tous les six mois ensuite. « Comme en France, la visite commence par un questionnaire médical détaillé, auquel l’intéressé est susceptible de répondre avec plus ou moins de sincérité, observe le Pr Henri Marotte (Paris 5) ; le médecin du travail n’étant pas un inquisiteur, il se fonde sur les éléments déclaratifs qui lui sont communiqués. Le risque de dissimulation bien sûr est important, en proportion avec le risque d’inaptitude. Des douleurs thoraciques seront tues pour cacher un syndrome coronaire et souvent seront éludés des addictions et des troubles psychologiques, voire psychiatriques. On sait que les grands pervers jouent remarquablement la comédie. Or, les examens complémentaires, pour la psychiatrie comme pour toute spécialité, ne sont prescrtis par les médecins du travail que sur la foi des questionnaires qui leur sont communiqués. »
- Ambiguïté native
En outre, « les médecins du travail exercent une médecine préventive et non pas une médecine de contrôle professionnel, souligne le Pr Sophie Fantoni-Quinton, agrégée de médecine du travail. À telle enseigne que le Conseil d’État a rendu en 2006 un arrêt qui a condamné la SNCF pour avoir confondu les deux fonctions. C’est lorsqu’on a affaire à un poste dit de sécurité que les employeurs qui voudraient faire souvent jouer au médecin du travail un rôle de médecin contrôleur, rôle qui ne saurait être le sien. C’est là que réside l’ambiguïté native du système de la médecine du travail. On est dans le flou le plus total. » Pour tenter de le dissiper, les ministres du Travail, François Rebsamen, et de la Santé, Marisol Touraine, ont confié en novembre dernier au Pr Fantoni-Quinton, ainsi qu’au député Michel Issindou une mission sur « la pertinence de la notion d’aptitude au poste de travail ». Car « la situation actuelle est bien insatisfaisante, explique M. Issindou, il faut approfondir cette notion d’aptitude pour la protection du salarié comme pour la sécurisation de l’employeur, dans des situations de travail difficile où les postes exposent à des risques tant pour le salarié que pour des tiers, salariés ou non de l’entreprise. » C’est le cas pour les pilotes, mais aussi pour d’autres métiers à risques que sont les conducteurs de bus, de train, ou les grutiers.
- Dans les centres d’expertise médicale du personnel navigant
C’est à ces centres de la direction de l’action civile qu’incombe la fonction de contrôle de l’aptitude, en application des règles édictées au niveau européen, parallèlement à la fonction préventive des médecins du travail ; selon les informations qui leur sont remontées, ils vont assurer les examens, analyses toxicologiques, tests psychologiques, pour vérifier que le pilote satisfait à tous les critères d’aptitude aéronautique classe 2. Sont en particulier recherchés les antécédents et les signes cliniques d’affection du système nerveux (troubles de la conscience, syndrome d’épilepsie), les antécédents et les manifestations d’une affection mentale, ainsi que toute anomalie associée à des antécédents de manifestations neuropsychiatriques.
« Dans le cas d’un pilote qui a été traité pour une dépression nerveuse, insiste le Dr Martin-Saint-Laurent, les explorations vont vérifier pendant un délai de deux ans qu’aucun traitement n’a été prescrit et n’est plus nécessaire. À défaut, les centres ne laisseront pas le pilote voler. Les règles de l’aviation civile sont draconiennes : une seule molécule d’antidépresseur entraîne l’interdiction de vol, compte tenu des risques connus de désinhibition et de passage à l’acte, suicidaire ou autre. »
Toute la question est donc de savoir si les informations détenues en 2009 par la Lufthansa sur l’état dépressif d’Andreas Lubitz ont bien été transmises au centre d’expertise.
- La question des seuils et des évaluations scientifiques
« Pour quantité de pathologies, HTA, diabète, etc., les seuils au-delà desquels on rencontre des risques sont fréquemment discutés, rappelle le Pr Fantoni-Quinton. A fortiori, pour les maladies psychiatriques, on rencontre une considérable hétérogénéité des pratiques. L’approche des risques de récidive varie avec les sensibilités culturelles. En tout état de cause, les avis qui sont rendus ne peuvent être qu’immédiats et ils ne sauraient être prédictifs comme le voudraient les employeurs. Sur le plan psychiatrique, la détérioration dépressive, par exemple, n’est pas détectable. »
S’ajoute à cette problématique scientifique une complication juridique : « même en face d’un médecin contrôleur, rappelle le Pr Fantoni-Quinton, toute personne dispose du droit de se taire et de ne pas répondre aux questions qui lui sont posées. » À charge pour le médecin, bien sûr, d’en tirer les conséquences.
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