Ce livre au-delà de son aspect foutraque est d’abord hypersensible.
Foutraque, mais cohérent ! Disons qu’il superpose et enchaîne des passages autobiographiques et des éléments de réflexion sur la médecine. Cet adjectif riche de plusieurs sens apparaît chez le philosophe français Maine de Biran (1766-1824) qui l’emploie pour la première fois dans la langue française. Il évoque ce que l’historienne Sophie Wahnich appelle « la raison sensible », autrement dit l’alliage de la raison et de la sensibilité propre au XVIIIe siècle. Mais dans ce concept d’hypersensibilité, s’y greffe peut-être un niveau supplémentaire qui relève à la fois de l’ordre de la connaissance et de ce qui se présente comme difficile à connaître. Décliné à la santé, cela peut se traduire par « je peux me sentir bien portant sans pour autant savoir que je suis bien portant ». Il y a ici une distorsion de départ reconnue par Kant et par Michel Foucault entre une clinique du subjectif et une clinique de l’objectif. Etre hypersensible, c’est donc une manière de signifier l’existence d’une zone des affections qui ne sont pas directement accessibles par la connaissance et le savoir.
Pourtant la prostate est hyperinervée…
Peu d’auteurs ont parlé directement de la prostate, encore moins en philosophe. Cabanis (1757-1808), médecin et philosophe, mais aussi psychiatre avant l’heure, s’y est attaqué le premier en France à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Je lui accorde une place centrale en raison de l’importance de son traité « Du degré de certitude en médecine » (1798), et surtout de sa série de « Mémoires » autour du rapport du physique et du moral chez l’homme (1802). Ce livre a fait l’objet de nombreuses rééditions au XIXe siècle. Et a été largement commenté. Il a largement influencé ceux que l’on appelé les Idéologues. Il a permis de poser les bases de la philosophie médicale. Mais pour ce qui concerne mon sujet, s’agissant de la sexualité masculine, de l’histoire de la « virilité », ou du masculin en général, la prostate est terra incognita ! Michel Foucault dans son « Histoire de la sexualité » au chapitre des garçons, n’en dit pas un mot !
Est-ce aussi le premier et le dernier des médecins philosophes ?
D’autres ont suivi au XXe siècle. On peut citer Georges Canguilhem et François Dagognet. Mais Cabanis est le seul à avoir couvert autant de sujets ayant trait à la médecine et à son administration. Sa philosophie de la médecine inclut une réflexion sur l’accueil des malades, l’hôpital ; elle tente d’articuler une pensée autour du bonheur républicain et des progrès de la médecine. Parmi ses prédécesseurs, on peut citer Descartes qui accordait une place centrale à la médecine. Il avait une telle foi dans les progrès de celle-ci qu’il pensait que l’on parviendrait un jour à vivre aussi vieux que les patriarches de la Bible. On ne retient généralement de son héritage que cet aspect, sa croyance aveugle pour le savoir objectif. Or, il parle avec autant de persuasion de la vérité du corps, laquelle n’est pas reliée uniquement au savoir objectif et tient son substrat de la vérité subjective. Cabanis reprend la leçon en lui donnant un socle physiologique. A son époque, on est obsédé par l’idée de trouver le siège de la sensibilité. Cabanis accorde une place prééminente aux organes de la génération, aux ovaires, à la prostate. Il n’en tire certes pas toutes les conséquences. Mais son œuvre a influencé Stendhal, Arthur Schopenhauer, Maine de Biran, par exemple. De ce dernier, on peut citer cette réflexion fondatrice : « Même si la médecine n’est pas efficace, on doit s’y attacher car elle est à la base de toute pensée rationnelle. »
Certes, à condition de prendre en compte la relation médecin-malade. Aujourd’hui, avec la médecine intégrée ou globalisée, il y a l’illusion, le phantasme d’une maîtrise totale de la pathologie. Les médecins oublient parfois cette phrase de Canguilhem, « On ne soigne bien qu’en tremblant ». Cela rappelle que la médecine n’est pas une science objective. Le patient doit opposer une liberté qui serait une réappropriation du savoir médical afin de lui permettre de choisir au mieux son protocole de soins.
Pour autant, vous établissez un parallèle entre l’élève au cœur du dispositif éducatif et le patient d’aujourd’hui au cœur du parcours de soins. On a parfois le sentiment en vous lisant que la responsabilité est parfois trop lourde…
Oui, dans mon parcours de patient, j’ai été parfois perdu. J’ai le sentiment d’avoir été surresponsabilisé. Le médecin en demande trop au patient. On est passé de la méfiance vis-à-vis de la compétence du patient à un surcroit d’autonomisation du patient. J’ai en effet multiplié les avis afin de forger mon opinion. Le patient est confronté à des écoles concurrentes. Et le patient les découvre pas à pas.
Quel serait alors le bon modèle ?
Sans nul doute le colloque singulier. Dans une situation idéale, l’urologue ne devrait pas être compétent seulement dans sa discipline. Il devrait s’entretenir avec le généraliste qui suit depuis longtemps le patient et en connaît l’histoire médicale. Trop souvent le rôle du médecin est réduit à l’intervention technique. François Dagognet rappelait cette évidence, toute maladie est biopsychique par essence.
Dans cet ouvrage, vous citez davantage des auteurs anciens et très peu ceux d’aujourd’hui impliqués dans la philosophie de la médecine.
Je cite et commente aussi un jeune philosophe que vous avez déjà interrogé : Xavier Guchet ! Mais c’est vrai, je m’attarde plutôt sur des figures passées. On parle beaucoup de nos jours de la philosophie du soin, de l’éthique de la vulnérabilité. Ce ne sont pas mes centres d’intérêt prioritaires dans le domaine de la philosophie de la médecine. J’ai tenté d’investir d’autres thématiques. Et surtout de proposer une autre généalogie de l’histoire de la médecine. Les auteurs que je convoque ont tous un rapport direct ou indirect avec la maladie, ou la réflexion sur le corps sensible. Pascal ouvre le bal, dans la mesure où il incarne ce que représente un corps vivant sous tension permanente. L’acuité avec laquelle il parle de l’ambivalence de la concupiscence, on dirait aujourd’hui du désir et de l’intérêt, au regard de la charité, on dirait aujourd’hui la solidarité, est à proprement parler bouleversant. Ensuite, les auteurs que j’invite sont soit des physiologistes avertis, soit des médecins et des philosophes. C’est le cas de Diderot, Cabanis, Maine de Biran. Ils nous mettent sur la voie qui nous conduit à une meilleure compréhension du lien pouvant exister entre les organes internes et externes. Ils considèrent le corps comme un tout, et s’accordent sur le fait d’une sensibilité inconsciente.
La philosophie de la médecine d’aujourd’hui serait-elle trop médicale ?
Souvent trop spécialisée, ou trop limitée au champ de l’éthique, certainement. Pas assez à l’histoire de la médecine comme le pense Anne-Marie Moulin. Dans un article sur la vérité en médecine, elle recense les étapes correspondant à des images du corps à une époque ou un auteur donné. Elle y souligne avec raison que les images du corps ne s’excluent pas l’une de l’autre. Que nous gardons en mémoire des images anciennes. « La médecine globale globalise tellement qu’elle engloutit l’ensemble des phénomènes pathologiques au nom de leur maîtrise. L’histoire étant bannie, il n’est plus question que des leçons du présent », précise-t-elle. L’histoire des modèles du corps humain : le modèle humoral, mécanique, chimique, neuronal, n’intéresse pas beaucoup de médecins d’aujourd’hui. Or, ces modèles font partie de l’histoire de notre psyché. Cet enfermement dans le présent, cette sacralisation de l’innovation n’est pas sans conséquence sur le patient.
Vous n’auriez pas écrit une philosophie de la prostate si vous n’aviez pas été atteint par un cancer de la prostate.
Non. L’annonce de la maladie provoque un choc, suivi de réminiscences. Cela peut être comique que j’évoque cette idée de corps sans organes imaginée par Antonin Artaud, reprise plus tard par Gilles Deleuze. Cela ne signifie pas un corps robotisé mais un corps qui ne serait plus soumis à l’organisme. C’est une manière d’affirmer une forme de survie, une puissance de vie supérieure à la pure fonctionnalité des organes. Alors que la transplantation d’organes induit une réflexion sur l’autre, l’hospitalité, la générosité, le don, dans le cas de l’ablation d’organe, le diktat statistique, et les attributs négatifs prédominent. Ce n’est pas comment vivre avec, mais comment vivre sans ? Je n’aurai pas écrit ce livre si on ne m’avait pas diagnostiqué un cancer.
Que peut-on comprendre à partir de la glande de la prostate ?
Il serait plus juste de dire que la prostate est un prétexte. Pourquoi ? Parce qu’une philosophie de genre comme une peinture de genre s’avère souvent suspecte. Une philosophie est toujours rattachée à un système. La prostate est en fait un carrefour pour penser autrement la relation médecin-malade et introduire ce que pourrait être une philosophie de la médecine tenant compte de l’histoire médicale et du rapport entre les organes internes et externes et de la psyché du patient.
Mais au final que dire au patient ? On en dit trop ou pas assez.
Vous souvenez-vous des conseils de Françoise Dolto. Elle suggérait de recourir à des tiers, à un psychanalyste pour les nourrissons en couveuse. Le corps médical doit être à plusieurs membres, le spécialiste, le généraliste, le psychanalyste. Cela existe dans certains cas de cancer. Avec François Dagognet je rappelle que l’on est toujours malade de la même maladie. Ce n’est pas pour invoquer le destin. C’est pour dire la courbure de l’être. Or pour la dire, la comprendre, éventuellement l’infléchir, Il faut travailler à plusieurs.
Faut-il lire Maine de Biran pour être un bon médecin ?
Pas nécessairement. Mais il faut lire François Dagognet et Xavier Guchet par exemple ! Savoir faire la part de ce qui est médecine au sens strict et philosophie au sens large. Il fut un temps où on parlait de médecine humaniste. On parle aujourd’hui de médecine personnalisée et de biomarqueurs. Ce n’est pas la même chose quand même ! Il convient au minimum de savoir de quoi on parle. Quant à Biran, je dirais qu’il a ouvert des pistes. Affirmer à son époque qu’il y a une vie affective en-deça de toute conscience, qu’il existe un tact intérieur qui échappe à la connaissance objective, est lourd de conséquences. Voyez, par exemple, la différence pouvant exister entre le fait d’être affecté par une douleur, qui est de l’ordre du sentir et de la perception, et le fait d’être touché par une maladie. Chacun sait que je puis être « touché » par une maladie et ne rien ressentir. Touché comme un personnage de jeu vidéo qui ne ressent rien quand on lui tire dessus. Et bien, c’est cela, souvent, être malade : être touché sans le savoir. Ce qui pose à la fois toute la question du dépistage, ou de l’excès de dépistage. Car dans le cas du cancer de la prostate, comme vous le savez, beaucoup d’hommes en meurent, à un âge avancé, sans savoir qu’ils en sont atteints.
Pourquoi avoir opté pour une composition alternée du livre, à la fois autobiographie, essai, récit de rencontres et aveux intimes ?
C’est une forme hybride, conséquence directe du cancer. Je n’aurai peut-être pas parlé de cet épisode pédophilique dont j’ai été victime au moment de l’adolescence s’il n’avait été suivi d’un ictus amnésique au moment de l’écriture. Cela ne veut pas dire que le médecin doit avoir accès à cela. Mais il doit savoir qu’en dehors du traitement c’est l’histoire du patient qui va bifurquer. Je n’ai pas trouvé d’autre forme pour relater cette expérience singulière de la maladie qui a provoqué ces réminiscences. C’est aussi la voie d’une nouvelle forme d’existence qui se serait produite autrement s’il n’y avait pas eu le cancer.
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