Entretien avec Etienne Klein

« L'absence d'humilité des médecins dans les médias m'a choqué »

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Publié le 12/05/2021

Étienne Klein est l'un de ces passeurs exemplaires qui permettent de comprendre ce qui paraissait hors de portée. Enfin presque… À ce talent de pédagogue se greffe le désir de parler de philosophie en racontant l'histoire de la physique et vice et versa. Un diable d'homme, vous dis-je.

Le dialogue entre la biologie et la physique est inégal. Les physiciens livrent des idées aux biologistes. L’inverse n’est pas souvent observé.

Je n’en suis pas si sûr. Le concept de complexité par exemple intéresse les physiciens. Actuellement, des spécialistes en physique théorique travaillent à la simulation du repliement des protéines, une question difficile qui consomme un grand nombre d’heures de calcul. C’est peut-être nouveau, les questions biologiques les passionnent. Les formalismes sont peut-être la seule grande différence entre les deux disciplines. Le physicien travaille comme instrument de base avec les équations. Le biologiste interprète plutôt des fonctions. Persiste toutefois une question de fond. Les lois de la biologie si elles existent sont-elles déductibles des lois physiques ? On n’en aura peut-être jamais la réponse. D’autres questions interpellent les deux communautés : quelle est la connexion entre la conscience de soi et l’activité cérébrale ? Mais au-delà des problématiques communes, l’hyperspécialisation au sein même des disciplines constitue un frein à ces échanges.

Le concept d’évolution inspire aussi les physiciens.

C’est très clair. Les biologistes en ont pensé le concept avant les physiciens. L’opposition des biologistes à Darwin dans un premier temps était liée au fait que tous les esprits étaient newtoniens, à savoir l’univers n’avait pas d’histoire. La biologie a bien précédé la physique. Mais il y a une nuance. Lorsque l’on parle d’évolution en physique, on évoque les conditions mais pas des lois physiques qui ne changent pas. L’idée générale du devenir est beaucoup plus argumentée dans le champ de la biologie qu’elle ne l’est en physique.

Les neurosciences sont également un champ possible de collaboration entre les deux disciplines.

Les neurosciences génèrent une révolution au point de menacer le discours, la rhétorique de la psychanalyse. Elles mettent en évidence ce que l’on appelle des biais cognitifs qui organisent collectivement la confusion dans les esprits, comme le démontre la pandémie actuelle. Il y avait là une occasion unique de faire de la pédagogie en expliquant par exemple ce qu’est un essai en double aveugle, la différence entre corrélation et causualité. Au lieu de cela, on a ordonné à la science de se ranger sous la coupe de l’opinion dans certaines occasions. Cela a été ravageur pour tout le monde.

Surtout avec les disciplines médicales, plus accessibles. Tout le monde s’estime compétent en épidémiologie, y compris au sommet de l’État.

On a certes rapporté dans les médias que le président de la République avait acquis des connaissances pointues en épidémiologie. Aurait-il pour autant sauté le pas en s’auto-désignant épidémiologiste, je n’en suis pas convaincu. Ce qui m’a plutôt choqué au cours des derniers mois, c’est surtout l’absence d’humilité des médecins interrogés dans les médias. Très peu s’autorisaient à dire, je ne sais pas. Si l’on veut être positif, la pandémie a mis en scène de façon spectaculaire l’effet Dunning-Kruger défini par deux psychologues américains qui s’articule en un double paradoxe : pour mesurer son incompétence, il faut être compétent. Par ailleurs, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance. Au début, nous parlions avec beaucoup d’arrogance. Nous étions incompétents. Mais nous ne le savions pas. Puis peu à peu, en travaillant, on découvre que le problème est plus compliqué que ce que nous avions imaginé. On devient plus humble. Aujourd’hui je ne rencontre plus d’individus qui commencent une phrase par « je ne suis pas médecin mais… ». C’était le titre d’un Tract de crise que j’avais rédigé lors de la première vague. L’arrogance désormais se cantonne dans des sites plutôt complotistes.

Dans le Goût du vrai, vous rapportez d’ailleurs cette distinction entre vérité et véracité opérée par un philosophe anglais.  

Le livre de Bernard Williams a été publié en France en 2006. Je l’ai lu en 2009. Que dit-il ? Dans les sociétés postmodernes, les individus sont formés, éduqués. Ils ont le souci de ne pas être dupe. Le désir de véracité est renforcé par la détermination à repérer d’éventuelles motivations cachées dans les discours officiels. La suspicion est désormais généralisée. La véracité est un élément essentiel au bon fonctionnement de la démocratie. Mais lorsque cette demande de véracité s’exacerbe, elle déclenche un processus critique généralisé qui contribue à défaire l’idée même de vérité. La véracité corrode peu à peu l’exigence de vérité alors qu’elle devrait contribuer à la faire émerger. Chacun alors est amené à se faire sa propre vérité. Chez Donald Trump, ce n’était pas un déni de la vérité mais plutôt une indifférence à la vérité. Ce n’était pas un menteur. En effet, ce dernier reconnaît très bien le moment où il ne dit pas la vérité. Comment se fait-il que des fake news exercent autant d’effet d’adhésion sur les esprits ? Pourquoi un politique ou un scientifique qui professe des bullshits ne voit pas sa notoriété s’effondrer ? Il y a là matière à étudier pour les neurosciences.

Cette méfiance n’a-t-elle pas pour origine la complexité de la science, comprise par les seuls experts ?

Les connaissances sont si nombreuses qu’un savoir encyclopédique n’est plus possible. Au sein d’un même canal d’informations, circulent des données scientifiques, des croyances, des opinions, des commentaires. Le lecteur est enseveli sous ce flux. Dans ce paysage où sont cultivées thèses et antithèses, on se forge une vérité provisoire.

Mais dans tous vos livres, vous rappelez comment la science s’est construite contre l’intuition.

Certes, mais nous sommes contraints de faire appel à notre bon sens. La science elle-même ne nous dit plus ce que nous devons penser de ce qu’elle produit. Tout le monde sait que la terre est ronde. Mais peu de femmes et d’hommes sont capables de retracer le chemin emprunté par les scientifiques qui en ont formulé l’idée les premiers. Il y a une fragilité de la connaissance qui relève là de la croyance.

D’où ce volume qui réunit les grands textes scientifiques des physiciens.

C’est l’une des raisons. Les physiciens contrairement aux philosophes lisent seulement les articles récents. On peut être aujourd’hui un très grand physicien sans avoir lu une seule page de Galilée, d’Einstein. Or, en lisant ces extraits, le lecteur comprend mieux comment surgissent les grandes idées. C’est souvent magnifique. Certains textes produisent à la lecture une certaine forme d’émotion. Je peux citer l’article d’Urbain Le Verrier, astrophysicien, sur la trajectoire de la planète Uranus. Ces scientifiques, au XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles ne disposaient guère d’instruments. Il y a une joie intellectuelle à les voir inventer et trouver grâce à la seule puissance de leur intelligence. Alors que nous disposons aujourd’hui des big data, les théories en physique sont nées sans recours à des données. Le futur de la médecine s’écrira-t-il vraiment sur l’exploitation des big data ? Ou bien, les big data, en éloignant le médecin de la clinique, puis du malade en transformeront-ils l’exercice ? J’interrogerais bien les médecins sur cette question. Connaissez-vous ce texte de Paul Valery sur l’intelligence ? Il rappelle les métiers dont l’exercice réclame l’usage de la main, à savoir, le chirurgien, le pianiste, l’écrivain. Certains de ces métiers sont fongibles, vont disparaître avec les progrès techniques. Les robots menacent-ils à terme l’exercice chirurgical ? Certains chirurgiens récusent leur remplacement par la machine.

Pour revenir à l’histoire de la physique, elle n’est pas que glorieuse. Vous nous racontez également l’histoire tragique de certains de ces génies de la physique.

Certains ont vécu des drames intimes ou liés à l’histoire. Après avoir écrit Il était sept fois la révolution, Albert Einstein et les autres, je me suis interrogé sur le lien éventuel entre la personnalité, la psyché et les idées de tous ces scientifiques. Le destin d’Ettore Majoranà disparu sans laisser de trace à 32 ans me hante encore.

Au-delà du récit biographique, la physique, vous le racontez dans vos livres, s’est historicisée dans ses sujets d’étude.

Lorsque j’étais étudiant en physique, on me racontait la discipline comme une conversation entre génies, Galilée parle à Newton qui parle à Boltzmann qui parle à Einstein, sans tenir compte du contexte. On écrit l’histoire de la physique par les idées, les théories, les expériences mais pas par l’histoire de l’instrumentation. C’est pourtant le troisième pilier fondamental sans lequel on ne peut comprendre le reste. Prenons l’exemple d’Einstein, il prédit les ondes gravitationnelles tout en pensant qu’on ne les mettra jamais en évidence. Il se trompait. On les a détectées un siècle plus tard pour la première fois en septembre 2015. Plus grave, il réfutait l’existence des trous noirs qui ont justement permis la détection des ondes gravitationnelles. La possibilité de penser la physique est directement liée à l’instrumentation disponible. Pour résumer en une phrase, sans l’office des brevets de Berne où il travaille, Einstein ne découvre pas la relativité. Mais aujourd’hui, la manière dont nous comprenons la relativité ne dépend plus de l’office des dépôts de Berne.

Les grands génies lisent aussi de la philosophie.

À certaines époques, la séparation entre les deux disciplines n’était pas actée. On ne distinguait pas entre ce qui était appelé la philosophie de la nature et la philosophie. Aujourd’hui, cela n’est plus vrai. Certains en viennent même à mépriser l’activité philosophique. Pourtant là aussi, il y a des mots communs comme les concepts de temps, d’espace.

En avez-vous fini avec le concept de temps qui a nourri plusieurs ouvrages ?

La question est ouverte. Actuellement le dialogue entre disciplines sur cette thématique est au point mort faute d’effort sur le vocabulaire. La prolifération d’idées sur le temps entrave la réflexion sur le temps. J’organise un colloque à Cerisy-la-Salle en juillet prochain qui s’intitule les autres noms du temps. Des chercheurs de toutes les disciplines, historiens, philosophes, biologistes, sociologues nous livreront dans un exposé de 45 minutes leur vision du temps avec une règle simple, ne jamais avoir recours au mot sauf en cas d’impossibilité. Ce qui permettra peut-être de saisir de manière implicite ce que l’on appelle le temps. Si ce colloque est productif, alors oui, il y aura un nouveau livre sur le temps.  

 

La physique selon Etienne Klein, œuvres scientifiques et préface inédite de l’auteur, collection Mille & Une Pages, éditions Flammarion, 1250 p., 2021, 35 euros. Idées de génies, 33 textes qui ont bousculé la physique, Etienne Klein, Gautier Depambour, collection Champs, éditions Flammarion, 332 p., 2021, 10 euros. Le goût du vrai, Etienne Klein, Tracts Gallimard, 60 pages, 2020, 3,90 euros.


Source : lequotidiendumedecin.fr