Qui ne connaît le sonnet des “ Voyelles ” du poète Arthur Rimbaud, l’“ami ” de Verlaine à la manière socratique ? Le Professeur R. Blanchard, dont la récente communication à l’Académie de médecine sur l’encéphalopathie chromatique a été si remarquée , ne pouvait manquer et effectivement n’a eu garde de l’omettre.
Ce bizarre poème fut-il l’élucubration d’un cerveau malade ou le résultat voulu d’une fantaisie outrancière jusqu’à la mystification ? Les deux opinions ont été soutenues : notre maître Blanchard est d’un avis différent : pour lui, il n’est qu’une explication plausible : « C’est, déduction faite des exagérations symboliques, de considérer le sonnet en question comme la notation de sensations lumineuses, réellement éprouvées par son auteur à la lecture des voyelles.». Sans prendre parti, constatons que Rimbaud fut pris au sérieux au moins par un de ses collègues en poésie, René Ghil, qui n’a pas craint de discuter les alliances de sensations de son devancier.
“ I, prétend René Ghil, n’est aucunement rouge ; qui ne voit qu’I est bleu ? Et n’est-ce point péché de trouver de l’azur dans la voyelle O ? O est rouge comme le sang. Pour l’U, c’est jaune qu’il eût fallu écrire, et Rimbaud n’est qu’un âne (sic) ayant voulu peindre un U en vert. » Et Ghil, ajoutant aux couleurs des voyelles des associations musicales, prétendait que le A lui rappelait les orgues, le E les harpes, le I les violons, le O les cuivres et le U les flûtes.
Une quinzaine de poètes étudièrent cette gamme et la tinrent pour vrai ; ils se dénommèrent évoluto-instrumentistes ; ils firent chaque année un manifeste et payèrent dix francs par an au directeur de la feuille “ Les Ecrits pour l’art ”.
On s’est parfois demandé si Rimbaud connaissait le phénomène de l’audition colorée. Il est probable que, s’il l’a constaté par lui-même, il dut être amené à cette constatation à la suite des entretiens qu’il avait eus avec son ami Charles Cros dont la science, tout à la fois réelle et imaginative, ne lui avait pas été inutile en cette circonstance. Grâce à Cros, Rimbaud avait pu, selon Gustave Kahn, “ contrôler certaines idées à lui, clarifier certains rapprochements à lui, noter un son et une couleur ”. Avant Rimbaud, d’ailleurs, Baudelaire n’avait-il pas déjà signalé les “ correspondances” possibles, dans ces vers si souvent reproduits :
“ Les parfums, les couleurs et les sons se répondent,
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant,
Doux comme les hautbois, vert comme les prairies… ”
Mais voici des exemples moins connus. Ne sont-ils pas de Théodore de Banville ces deux vers :
“ Et j’ai trouvé des mots vermeils
Pour rendre la couleur des roses.
N’est-ce pas un autre poète, Ernest d’Hervilly, qui prétendait que chaque prénom a une couleur :
“ Les noms blancs très purs sont : Bérénice, Marie, Claire, Ophélie, Iseult
Le rose vif est évoqué par Rose, Colette, Madeleine, Gilberte
Le gris est fourni par Jeanne, Gabrielle, Germaine
Le bleu tendre serait Céline, Virginie, Léonie, Elise
Le noir absolu serait Lucrèce, Diane, Rachel, Irène, Rébecca
Le jaune violent n’apparaît qu’aux noms de Pulchérie, Gertrude, Léocadie ”
Ernest d’Hervilly affirmait, en outre, qu’Hélène est gris perle et qu’Adrienne, Ernestine et Fanchette doivent être rangés dans la catégorie des prénoms qui rappelle un semis de fleurs sur une étoffe blanche !
Le phénomène individuellement variable de l’audition colorée expliquerait, dans une certaine mesure, la poésie symbolique, l’affinité secrète du mot avec le sentiment. Peut-être, alors, des vers, comme les suivants de Stéphane Mallarmé apparaîtront-ils moins abscons :
Quelconque une solitude
Sans le cygne ni le quai
Mire sa désuétude
Au regard que j’abdiquai
Ici de la gloriole
Haute à ne pas la toucher
Dont maint ciel se bariole
Avec les ors de coucher
Mais langoureusement longe
Comme de blanc linge ôté
Tel fugace oiseau si plonge
Exultatrice à côté.
Dans l’ombre toi devenue
Ta jubilation nue ”
Ces sons, ces syllabes inintelligibles, évoquaient sans doute un tableau coloré aux yeux du poète : notre confrère Teodor de Wyzeva n’assurait-il pas éprouver à cette audition une « sensation de blancheur éclatante et douce, plumes de cygne, femme nue, écume de fleuve ” ?
Dans l’historique du sujet, le Professeur Blanchard ne remonte pas au-delà de 1759, époque à laquelle l’abbé Caraccioli, prêtre de l’Oratoire, entreprenait la publication d’un journal mensuel qu’il intitulait “ Le Livre à la mode ”, et qu’il annonçait en ces termes :
“ J’avertis le lecteur que je travaille maintenant à donner régulièrement tous les mois ce Journal et que chaque mois il aura sa couleur particulière : janvier en noir, février en brun, mars en gris, avril en vert, mai en lilas, juin en ponceau, juillet en cramoisi, août en bleu, septembre en violet, octobre en jaune, novembre en moire dorée et décembre en feuille morte… Bientôt, je m’en flatte, le noir ne servira plus qu’aux élégies, aux épitaphes, aux oraisons funèbres… ”
Peut-être ai-je mal lu, mais il ne me semble pas que m. Blanchard ait parlé des deux autres précurseurs qui avaient imaginé, l’un, ce qu’il avait baptisé le “ Clavecin oculaire ” ; l’autre, ce qu’il avait, non moins heureusement, étiqueté “ L’Orgue des saveurs ”.
Le père Castel, auteur du premier de ces instruments, avait supposé que les sept couleurs produites par l’effet du prisme sur les rayons de la lumière, se rapportaient exactement aux sept tons de la musique et il avait ainsi composé sa gamme : l’ut répondait au bleu, l’ut dièse au céladon ; le ré au vert, le ré dièse au vert olive ; le mi au jaune ; le fa à l’aurore ; le fa dièse à l’oranger ; le sol au rouge ; le sol dièse au cramoisi ; le la au violet ; le la dièse au violet bleu ; le si au bleu d’iris. Et l’octave recommençait ensuite de même ; seulement, les teintes des couleurs de venaient de plus en plus légères. Le père Castel prétendait, par ce moyen, en faisant paraître successivement toutes ces couleurs, dédommager ceux à qui la nature a refusé le sens de l’ouïe et procurer à l’œil la sensation agréable que font sur l’oreille la mélodie des sons de la musique et de l’harmonie des accords.`
De son côté, l’abbé Poncelet, auteur de “ L’Orgue des saveurs ”, voulut appliquer une saveur particulière à chacun des sept tons de la musique. Voici quelle était sa gamme : l’acide répondait à l’ut ; le fade au ré ; le doux au mi ; l’amer au fa ; l’aigre doux au sol ; l’austère au la ; le piquant au si. L’instrument était semblable à un buffet d’orgue portatif ; le clavecin était disposé, comme d’ordinaire, sur le devant. L’action de deux soufflets formait un courant d’air continu ; cet air était porté, par un air conducteur, dans une rangée de tuyaux acoustiques. Vis-à-vis de ces tuyaux était disposé un pareil nombre de fioles, remplies de liqueurs qui représentaient les saveurs primitives ou les tons savoureux.
L’instrument était disposé de telle sorte qu’en pressant fortement avec le doigt sur une des touches du clavier, on faisait entrer l’air dans les tuyaux acoustiques et on faisait sortir la liqueur des fioles. Cette liqueur allait se verser, au moyen d’un conducteur, dans un réservoir placé en bas des fioles. Le réservoir commun, où tout aboutissait, était un grand gobelet de cristal. Si l’organiste touchait faux, la liqueur qu’il avait attirée à lui était détestable ; s’il touchait savamment de manière à former des combinaisons de tons harmonieux, la liqueur qui se trouvait dans le réservoir était délicieuse.
Voilà, n’est-il pas vrai, une invention dont il est regrettable que le secret se soit perdu.
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