BAPTISÉ « Grand Saut », le projet de Michel Fournier, lieutenant-colonel parachutiste à la retraite, touche à son but après vingt ans d'innombrables péripéties. Issu du programme européen « S38 », sacrifié en 1988 sur l'autel de la rigueur budgétaire, poursuivi depuis grâce à des financements privés, avec le lancement expérimental d'un mannequin largué à 40 000 m, deux tentatives humaines avortées pour cause de météo contraire, plusieurs expérimentations en laboratoire aux résultats inégaux, le programme devrait connaître son épilogue le dimanche 25 mai, au-dessus de la province canadienne du Saskatchewan. Ce jour-là, Michel Fournier doit se jeter d'une nacelle pressurisée accrochée à un ballon gonflé à l'hélium de 600 000 m3 de volume, haut de 161 m. A une altitude de 40 000 m.
S'il réussit, le vétéran, qui compte à son actif plus de 8 600 sauts, dont une centaine à très haute altitude (plus de 8 000 m), battra quatre records du monde : vitesse en chute libre (1 500 km/h), durée de la chute libre (7,25 min, suivies de 8 min pour la descente sous voile), altitude de saut et altitude de vol humain sous un ballon. L'enjeu pour la conquête spatiale est «majeur», assure au « Quotidien » le spationaute de l'ESA (Agence spatiale européenne) Jean-François Clervoy, parrain du « Grand Saut », et qui fut lui-même recruté pour le programme S38, avec, à l'époque déjà, Michel Fournier.
«Ce projet de technologie innovante vise à la récupération des équipages de spationautes à une altitude critique du vol. Au décollage de “Challenger”, ou lors de la rentrée dans l'atmosphère de “Columbia”, estime le spationaute, il aurait pu permettre aux équipages de regagner la terre» (voir encadré).
«Toutes les procédures ont été rigoureusement vérifiées par une équipe de 50spécialistes, dans tous les domaines concernés, précise-t-il, mécanique des fluides, télémesures, météorologie, télécommunications, vidéo, plongée, résistance à la pression, logistique et lâcher de ballon stratosphérique. Tout a été testé au moins une fois, ce qui confère à l'expérience des garanties autrement sérieuses que celles dont s'était entouré en 1960 le capitaine américain Joe Kittinger, quand il s'était jeté en 1960 d'une nacelle non pressurisée, à 31km d'altitude.»
« Regagner la Terre à pied en cas de coup dur ».
Somme toute, s'enthousiasme le Dr Bernard Giral, «s'il réussit, Michel Fournier stupéfiera la planète en montrant que, en cas de coup dur à bord de la navette spatiale, on pourra littéralement regagner la Terre à pied, avec l'aide éventuelle d'un simple scooter». Généraliste à Fontvieille, titulaire d'une maîtrise de sciences, le médecin traitant du parachutiste stratosphérique salue «la résistance exceptionnelle» de son patient, son «endurance au froid supérieure à celle d'un Jean-Louis Etienne, sa capacité d'adaptation physiologique hors norme».
Le défi, il est vrai, est d'abord médical et a mis à contribution divers experts (hypobarie, cryogénie, cinétique, microgravité cardio-vasculaire, neurosensorielle et psychologique) : le parachutiste devra résister à la diminution de la pression atmosphérique, puis à un retour rapide à la normale, avec les risques d'aéroembolisme et de barotraumatismes de l'oreille et des sinus ; pour les prévenir, il subira une dénitrogénation (inhalation d'oxygène pur) pendant quatre heures avant le décollage en ballon, puis pendant son ascension, son scaphandre maintenant une pression de survie intérieure de 200 hPa (20 % du sol). Il lui faudra encore surmonter l'hypoxie d'altitude et endurer des températures avoisinant les – 110 °C, cela pendant plusieurs minutes. «Michel, précise son médecin, s'est entraîné régulièrement pour désensibiliser l'extrémité de ses mains, conservant la préhension par 3°C de température cutanée et il a bénéficié d'une intervention chirurgicale Lasik pour éviter les ports de lunettes et de lentilles.»
La phase supersonique du saut, jusqu'à mach 1,3, devrait durer plus de 1 min. Lorsque le sauteur spatial l'atteindra, il provoquera un bang qui sera légèrement perceptible au sol. Mais l'équipe ne conçoit pas d'inquiétude particulière à ce sujet, l'innocuité des contraintes physiques ayant été vérifiée en situation réelle par le lancement à 40 000 m d'un mannequin muni de capteurs.
Questions sur la phase hypersonique.
Reste que la position du parachutiste de la phase hypersonique, entre 30 000 et 25 000 m d'altitude fait question : les écoulements aérodynamiques le long du corps seront vraisemblablement dissymétriques, ils pourront donc créer des perturbations difficiles à anticiper.
Mais, plus que les limites du corps et de la physiologie, ce sont celles du matériel et des équipements qui risquent d'être soumis à rude épreuve. Lors des deux expériences précédentes, l'aérostat n'avait pas résisté aux vents, victime à chaque fois de déchirures. Pour le scaphandre, deux essais ont été réalisés en 2004 et 2007 dans les caissons hyper- et hypobares de la COMEX, explique le directeur scientifique de la première société mondiale d'ingénierie sous-marine, le physiologiste Bernard Gardet : «Lorsque nous sommes descendus grâce à une pompe à vide de 1013 millibars à 3 ou 4millibars, ce fut une catastrophe, le casque se mettant à fuir. Le problème, c'est que l'équipement de Michel Fournier a été mis au point il y a une quarantaine d'années et que les pièces de rechange ne sont plus disponibles. Dans ces conditions, parler de technologie innovante est pour le moins abusif. Ainsi équipés, les spationautes de “Columbia” ou de “Challenger”, à supposer qu'ils aient pu s'éjecter de leurs navettes avant la catastrophe, n'auraient pas survécu! Quand on a travaillé dans l'envers du décor, on ne peut qu'émettre des réserves devant le bricolage du grand saut.»
La COMEX a donc choisi de se désengager du « Grand Saut », d'autant que ses responsables signalent d'autres dangers majeurs : risque d'incendie à bord de la nacelle, risque de noyade à l'arrivée, dans une région de grands lacs.
Mais Michel Fournier n'en démord pas : «Mon scaphandre a été entièrement refait, assure-t-il au “Quotidien”, toutes les vessies et les soupapes ont été remplacées pour garantir sa parfaite étanchéité. Je ne suis ni un kamikaze ni un casse-cou.»
Mais «c'est vrai, reconnaît le Dr Giral, Michel dérange et bouscule notre monde tout-sécuritaire. Sa démarche ne fait pas l'unanimité. Et il est habitué à être confronté depuis vingt ans à bien des détracteurs. Réunir le budget du “Grand Saut”, soit près de 12millions d'euros, a été, de ce point de vue, une gageure».
L'opiniâtreté de Michel Fournier a quoi qu'il en soit eu raison des sceptiques. Quitte à expatrier son « Grand Saut » dans les cieux canadiens, faute d'avoir pu décrocher les autorisations administratives sous les latitudes européennes. Apparemment, rien ni personne ne devrait plus l'empêcher de faire bang dans un peu plus d'un mois. «Un petit saut pour l'homme, un grand saut pour l'humanité!», lâche-t-il, paraphrasant Neil Armstrong, le premier homme à avoir foulé le sol lunaire, lui qui compte bien être le premier à faire bang.
La nécessité du sauvetage spatial
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