L'ART POUR TEMOIN
L'induction délibérée d'un hypogonadisme masculin par castration a été pratiquée dans les temps les plus reculés. Dans la Bible, Matthieu (19, 12) mentionne des eunuques qui ont choisi de l'être « pour la grâce du Ciel ». En Orient, la castration a servi à fournir des gardiens de harem. La pratique a persisté jusqu'à une époque proche, puisque le dernier eunuque de la cour de la Chine impériale est mort en 1996. Mais les raisons les plus étonnantes de la castration prépubertaire sont relevées en Italie, où, à partir de la fin du XVIe siècle, elle a été réalisée pour conserver à des chanteurs adultes leur voix cristalline de l'enfance et servir l'opéra. « A une période où la cruauté et la barbarie étaient courantes, sa popularité est devenue telle que les voix de castrats ont dominé l'opéra à travers toute l'Europe », explique l'auteur d'un article de « The Lancet »*.
Au prix de quelles souffrances les enfants ont-ils accédé au rang de chanteurs lyriques de légende ? Il semble que, à l'inverse des eunuques chinois, l'ablation totale des testicules n'a jamais été réalisée. La castration était réalisée entre 7 et 9 ans. Les garçons ont généralement été recrutés dans des familles pauvres de toutes les parties d'Italie. Les parents autorisaient l'intervention avec l'espoir d'obtenir la célébrité et la fortune. Ce qui ne fut le cas que pour un faible nombre d'entre eux. Encore fallait-il qu'ils possèdent une aptitude vocale ; et ils devaient, après la mutilation, suivre un long apprentissage d'une dizaine d'années pour apprendre les techniques vocales et le contrôle respiratoire. « Bien que les meilleurs castrats sopranos soient capables de chanter dans des notes très hautes, ce sont les sons voluptueux qu'ils donnaient avec les notes les plus basses qui ravissaient les auditoires du XVIIIe. »
Toutes les excuses ont été utilisées pour justifier cette pratique : maladies des testicules, accidents, encornage par un sanglier sauvage...
Des méthodes risquées
Un témoignage de 1718 donne une idée des différentes méthodes utilisées. La méthode la moins mutilante était la section des canaux spermatiques ; après quoi, les testicules s'atrophiaient.
Autre méthode : induire une perte de connaissance par une compression des jugulaires, l'enfant étant dans un bain chaud, « pour rendre les testicules plus malléables ».
On a tenté de donner à l'enfant une certaine dose d'opium avant de réaliser la castration. Mais « on a constaté que la plupart sont décédés du fait du narcotique »... On est donc revenu aux méthodes précédentes. Les décès par hémorragie et infection n'étaient pas rares.
L'ablation des testicules produit une absence de croissance du larynx. « Les dimensions du larynx étaient étonnamment réduites, avec des cordes vocales de la longueur de celles d'une femme soprano », lit-on dans la seule observation post-mortem enregistrée d'un larynx de castrat.
Cette opération mutilante étant illégale, l'identité et le nombre des chirurgiens qui la pratiquèrent demeurent inconnus. Mais, étant donné le grand nombre des castrations réalisées au XVIIIe siècle - environ quatre mille par an -, il est probable que, outre des chirurgiens, des praticiens non qualifiés ou des barbiers de villages aient été impliqués.
Dans les églises
Les eunuques ont chanté dans les églises d'Orient depuis les temps les plus reculés. Et c'est à la fin du XVIe siècle que l'Eglise romaine les a introduits en Europe de l'Ouest. Le développement des polyphonies complexes dans la musique religieuse a favorisé les voix de haut registre. Dès 1589, quatre eunuques chantent au sein du choeur de la chapelle papale de Saint-Pierre de Rome, par bulle du pape Sixte V. La pratique s'est étendue rapidement, puisque, en 1640, les castrats figurent en bonne place dans tous les grands choeurs d'Italie, pour perdurer pendant les trois siècles suivants.
Pourtant, les lois canoniques « interdisaient explicitement l'amputation délibérée, sans raison sanitaire, d'une quelconque partie du corps », souligne « The Lancet ». La production d'une musique dédiée à Dieu a été l'excuse de la tolérance des prélats.
La scène italienne
L'émergence de l'opéra sur la scène musicale italienne, au début du XVIIe siècle a été la deuxième grande raison pour la multiplication des castrats en Occident. Le premier, « Orfeo », de Monteverdi (1607), qui est rapidement devenu populaire sur toutes les scènes italiennes, recrutait encore ses chanteurs à la tessiture élevée dans les choeurs religieux. La demande est ensuite devenue croissante. Les castrats furent plébiscités pour les personnages féminins autant que pour des rôles héroïques masculins. Les thèmes impliquant des personnages légendaires et des dieux leur étaient particulièrement favorables.
La popularité des castrats grandit en même temps que celle de l'opéra, qui atteint son apogée au milieu du XVIIIe. L'engouement pour l'opéra était alors étendu aux grandes capitales de l'Europe entière. A Londres, les castrats avaient le rang de stars internationales. Leurs cachets atteignaient des sommes impressionnantes. Aux dires de Leopold Mozart, Giovanni Manzuoli (1772-1782), castrat renommé venu de Florence pour 1 500 £, touchait 1 000 guinées pour une représentation, une somme impressionnante pour l'époque.
Au-delà des particularités vocales, les castrats attiraient les femmes. Certains n'avaient pas perdu leurs capacités sexuelles et un badinage avec une célébrité était dépourvu du risque de grossesse intempestive.
Jusqu'en 1902
Le besoin en castrats a peu à peu diminué à mesure que s'est estompé l'enthousiasme pour l'opéra dans la deuxième moitié du XVIIIe. Mais ils restaient toujours présents, dans une moindre mesure, au début du siècle suivant. La dernière représentation où figurait un castrat s'est tenue à Londres en 1829, avec sur scène, Giovanni Velluti (1781-1861) dans « Il Crociato in Egitto » de Meyerbeer. Le public commençait alors à marquer sa désapprobation.
A la chapelle Sixtine des Papes, toutefois, les castrats ont chanté jusqu'en 1902. Alessandro Moreschi, le dernier castrat du Vatican, s'est éteint à 65 ans en 1922. C'est le seul dont la voix, décrite comme pure et cristalline, ait été enregistrée. Ses enregistrement de 1902 et 1904 constituent les seuls témoignages sonores directs que nous ayons d'un chant de castrat.
L'attraction pour les voix mi-masculines mi-féminines n'a pas disparu. En témoigne l'engouement pour la musique baroque des XVIIe et XVIIIe siècles, qui emploie des chanteurs de haute-contre, ou parfois les voix androgynes que l'on entend dans la musique pop.
* Jenkins JS (Londres), « The Lancet », vol. 351, 20 juin 1998, pp. 1877-1880.
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