Qu’est-ce qui a changé en médecine générale ces quatre dernières décennies ?
Nous avons posé la question aux médecins généralistes en leur demandant de se prononcer sur 30 évolutions au plan médical et 30 qui ont impacté leur environnement professionnel.
Et l’enseignement majeur de ce classement, c’est la place prise par les évolutions technologiques, thérapeutiques et diagnostiques de ces dernières années, citées avant même les nombreuses réformes, acquis et changements de règle du jeu de ces dernières années.

Côté évolutions médicales, vous avez ainsi placé l’imagerie en tête du classement avec une note de 4,46 sur 5. En quatre décades, la radio standard a vu ses couleurs jaunir. L’échographie a connu un développement phénoménal, explorant tous les organes jusqu’aux parois digestives qu’on pensait pourtant inaccessibles aux ultrasons. Sa miniaturisation, son innocuité, son faible coût et sa simplicité d’utilisation font dire de l’échographe qu’il deviendra un outil aussi banal que le stétho, comme une prolongation naturelle de la main et des yeux du médecin… Alors que dire du scanner et de l’IRM, vieilles d’à peine 25 à 30 ans, qui permettent d’explorer l’anatomie et les organes souvent mieux que ne le fait une chirurgie à ciel ouvert !
Après la radio, c’est le cœur qui occupe la deuxième place du podium médical. Chacun se souvient de cette fameuse étude du BEH parue le 18 septembre 2007 : pour la première fois de l’histoire des statistiques médicales, le cancer devenait la cause de décès la plus fréquente en France, dépassant les pathologies cardiovasculaires. Cette révolution, vous l’avez observée et accompagnée. Finies ces convalescences interminables d’après l’infarctus, aujourd’hui tous les malades sont « SCA », coronarisés, stentés, quadritraités et aussitôt rentrés chez eux. Cette victoire sur la mortalité cardio-vasculaire, vous l’avez classée sans surprise en très bonne position. Et c’est donc en cohérence que vous avez aussi placé l’avènement du risque cardio-vasculaire global dans le top ten. Les résultats de la cohorte de Framingham des années 90 nous ont appris que le comportement du patient est une pathologie en soi. On ne traite plus le cholestérol pour ce qu’il est mais pour le risque qu’il représente, idem pour l’HTA, le tabac ou le diabète. Ce fameux diabète qui habite vos cabinets médicaux, vous l’apprivoisez mieux, il est devenu quantifiable, objet scientifique et vous le rangez à la 4e place.
La douleur enfin maîtrisée
Et puis, souvenez-vous : fin des années 80, les amygdales étaient arrachées sans anesthésie, les plaies suturées à vif, la douleur était considérée comme un symptôme évolutif à respecter et la morphine administrée uniquement aux stades palliatifs… Que de chemin parcouru en 25 ans ! L’antalgie est devenue un gold standard de qualité de soins, les douleurs sont analysées et nous en sommes même à considérer le risque addictif des antalgiques codéinés. Cette évolution majeure vous l’avez classée au 3e rang.
Rien de tout cela n’aurait pu se passer sans les progrès de la chimie, et donc de la pharmacopée qui s’est enrichie d’une incroyable manière en 40 ans. C’est donc sans surprise que les médicaments block busters qui ont révolutionné votre pratique arrivent en 5e position du classement médical. Ces statines qui ont changé le cours de la mortalité cardio-vasculaire, les IEC qui sont la pierre angulaire de l’HTA et l’insuffisance cardiaque, les IPP actifs sur l’estomac, ou encore ces IRS qui vous ont permis de traiter la dépression sans faire passer vos patients par la case « psychiatrie ».
Sida, la révolution médicale… et sociétale !
Reste le Sida. Sans doute n’a-t-il pas autant impacté votre pratique directe. Pourtant, ceux qui ont vécu le début des années 80 savent que cette infection a eu l’effet d’un tsunami sur les certitudes médicales, l’organisation du système de santé et le rôle des associations de patients. Un peu comme si un « mai 68 » avait fait irruption dans les hôpitaux, les laboratoires de recherche et les cabinets. Cette épidémie, vous la classez au 9e rang. Qu’aujourd’hui l’ONUSIDA juge tenable à l’horizon 2020 une cible thérapeutique baptisée « 90/90/90 » (90 % des séroposifs connaissent leur statut, reçoivent un traitement anti rétroviral, et ont une charge virale durablement supprimée) est un objectif qui relevait du prodige il y 15 ans.
Chaque médecin a appris depuis, que la maladie infectieuse sera sans doute le prochain immense défi médical des prochaines années. La bonne surprise virologique récente est celle de l’hépatite C qu’on a découverte et traitée en moins de 20 ans et à qui vous décernez la 7e place. Mais cette antibiorésistance qui s’est installée à pas feutrés depuis la dernière décade, est pour vous un sujet d’inquiétude que vous classez 6e, devant même le cancer qui pourtant tue bien plus. Mais que vous craignez moins puisqu’on le guérit de plus en plus…

L’informatisation, un tournant pour votre organisation
Les bouleversements de la pratique sont aussi matériels, avec l’informatisation des cabinets placée en tête du classement socio-professionnel. Ordis, sesam vitale, FSE et plus récemment applis ont transformé vos vies de praticiens. Comme si la dématérialisation des dossiers et des formulaires, ou les logiciels d’aide à la prescription avaient vu naitre une nouvelle espèce de médecins généralistes, moins artisanale, pour ne pas dire plus branchée : le médecin 2.0 du XXIe siècle.
Ce qui frappe les esprits et change la façon de travailler sur ces dernières années ce sont aussi les relations de plus en plus étroites avec les caisses. Pour le meilleur… et pour le pire ! Trois des premiers items sur six du classement de l’environnement professionnel renvoient à ce compagnonnage ambigu. L’emprise croissante de la Sécu sur la pratique, notée 4,05/5, arrive ainsi en deuxième position mais avec visiblement les effets les plus forts sur l’échelle de l’exaspération. « L'évolution majeure de ces 40 ans est surtout une grosse impression de perte de notre liberté, ainsi que de notre pouvoir d'achat, » note ainsi une généraliste nancéenne. Les courriers reçus à ce propos sont légion qui renvoient à un sérieux ras-le-bol.
La Sécu, c’est aussi l’extension régulière du tiers payant, qui ne date pas d’aujourd’hui. Le Finistérien Gilbert Le Fourn voit là une des causes de la perte d’attractivité de la profession « au fur et à mesure des réformes et contraintes qui lui ont été imposées, le coup de grâce étant le TPG. » Et puis il y a ces nouveaux outils de la maîtrise médicalisée, apparus au tournant des années 90 avec des surnoms ésotériques : « RMO » comme références médicales opposables, « Acbus » comme accord de bon usage des soins et plus récemment « Capi » ou « ROSP » mentionnés par les généralistes comme des influences non négligeables sur leurs pratiques.
Plus de consœurs, mais moins de vocations…
Autre tendance plus subie que choisie, la démographie médicale, avec ce virage brusque au tournant du siècle : alors que la pléthore médicale était encore dans toutes les têtes, quatre ans plus tôt, voilà qu’on se met à redouter la pénurie de praticiens… Cette révolution culturelle a marqué les généralistes : ils ont vu leurs aînés partir avec le Mica et les années qui ont suivi ne leur ont permis de trouver ni remplaçants ni successeurs… Sur ce thème de la crise démographique, les commentaires abondent. Depuis le nord de la Bretagne, ce confrère traduit bien le paradoxe des deux dernières décennies : « de parent pauvre de la médecine, le généraliste est, petit à petit, devenu le pivot central du système. Manque de chance, au moment où la médecine générale libérale pouvait vivre son âge d’or, plus personne ne veut « y aller »… observe le Dr François Chapuis.
Autre bon tour de la démographie a joué à la discipline : sa féminisation croissante, classée par nos lecteurs en 7e position pour les évolutions professionnelles qui modifient la physionomie de la discipline. Vrai bonus ou nouveau problème à résoudre pour la profession ? On n’a pas fini de disserter sur le sujet…
Les grandes réformes qui ont touché à la médecine générale à partir des années 90 ne sont bien entendu pas oubliées. Même s’il semble que, dans l’esprit des généralistes, le volontarisme politique a finalement moins fait pour eux que le vent de l’histoire médicale, scientifique ou démographique. Relevons néanmoins, notée entre 3 et 3,5/5, la judiciarisation de la médecine. Cause ou conséquence de cette réforme de 2002, les patients aussi ont changé : nombre de courriers nous le disent.
Moins de gardes et moins de visites
D’autres grandes tendances font davantage l’unanimité. Citons, classés à près au même niveau dans notre enquête, le recul programmé de la visite à partir de 2006 et le volontariat de la garde, obtenu de haute lutte en 2002, qui campent respectivement à la 8e et 10e place du volet professionnel de notre enquête. Mais attention, les praticiens restent vigilants. « L'enfer de la garde obligatoire supprimé a changé notre vie: nous aurions dévissé il y a 10 ans sans cela ; et sommes prêts à le faire si d'aventure les politiques le remettaient en cause », prévient Thierry Lemoine, 56 ans, installé près de St Lo.
On s’étonnera un peu de ne voir cité qu’ensuite le médecin traitant qui place le généraliste au centre du système de soins. Comme si le parcours de soins n’était pas ce qui avait le plus redoré le blason de la médecine générale. La forfaitisation de la rémunération, fruit d’une longue évolution qui démarre dans ces années-là, est aussi mentionnée, mais sans plus. Alors que 12 % de la rémunération de l’omnipraticien est aujourd’hui forfaitisée, ce n’est que le début d’une mutation… À l’évidence, la politique du « tout générique », à la 11e place, occupe davantage les esprits. Son premier acte, l’obtention du droit de substitution au pharmacien au tournant du siècle a beau s’être opérée sans réelle opposition syndicale à l’époque, elle est devenue ensuite symbolique d’une quête sans répit des économies…
Dans ce contexte, évoquons tout de même l’accession de la médecine générale au rang de spécialité, quoique reléguée dans la deuxième partie du classement : un symbole fort, mais, malgré le rapport Lancry de 2007, peu de conséquences concrètes finalement… Au même niveau sont classées l’essor de la médecine de groupe ou celui plus récent des MSP. Toutes évolutions peut-être trop récentes, trop débutantes et trop minoritaires encore pour avoir déjà changé le visage des soins primaires. Rendez-vous dans dix ans peut être…
A propos de notre enquête
Mode d’emploi : Les items proposés ont été élaborés par la rédaction avec un petit groupe de généralistes. Les praticiens devaient ensuite classer par ordre d’importance, de 1 (pas important du tout) à 5 (très important), 30 évolutions socio-professionnelles et 30 médicales.
Fiche technique : L’enquête a été mise en ligne sur legeneraliste.fr du 10 juillet au 29 septembre 2015. Sur le volet socio-professionnel, 304 généralistes ont répondu, soit 86% d’hommes et 14% de femmes, avec un âge moyen de 63 ans. Sur le volet médical, 300 généralistes ont répondu, soit 81% d’hommes et 19% de femmes, avec un âge moyen de 62 ans. Il y a eu des réponses dans toutes les régions, l’Ile-de-France en tête (16%), suivi de Rhône Alpes-Auvergne (11,7%), Midi-Pyrénées-Languedoc Roussillon (11%) et le grand Nord (10%). Les internautes ont répondu à 90% sur ordinateur, 6% sur tablette et 4% sur smartphone.
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