Otages : une prise en charge à moyen et long terme est nécessaire

Publié le 02/05/2001
Article réservé aux abonnés
1276505112Img22179.jpg

1276505112Img22179.jpg

L E photographe français Brice Fleutiaux, otage en Tchétchénie d'octobre 1999 à juin 2000, s'est donné la mort la semaine dernière à Paris. Il se trouvait depuis plusieurs jours dans un « grave état dépressif ». Agé de 33 ans, Brice Fleutiaux avait été capturé en Tchétchénie, au tout début de l'offensive russe, par un groupe de soldats tchétchènes en quête de rançon. Sa mort a été annoncée jeudi par Reporters sans Frontières (RSF), qui s'était beaucoup mobilisé pour sa libération.

Les Editions Robert Laffont avaient révélé son état dépressif lors de la parution, le 19 avril, de son livre « Otage en Tchétchénie », écrit en collaboration avec le journaliste Alexandre Lévy. Un ouvrage dans lequel Brice Fleutiaux racontait sa vie d'otage au jour le jour, entre le 1er octobre 1999 et le 12 juin 2000. Pour Robert Ménard, secrétaire général de RSF, Brice Fleutiaux avait « sans doute davantage souffert qu'il ne l'avait laissé paraître à son retour ». Après sa libération, « il s'était souvent demandé ce qu'il allait faire de sa vie ». Selon certains, des problèmes d'ordre privé étaient venus se greffer sur ces difficultés de réadaptation. Une chose est sûre : les raisons qui l'ont poussé à se donner la mort ne peuvent relever d'une analyse réductrice.

D'inévitables séquelles

Peut-on dire qu'il existe un facteur d'évolution suicidaire chez les victimes d'une prise d'otages ? Le suicide de Brice Fleutiaux pose inévitablement la question. Les avis des spécialistes sont partagés. Pour le Dr Ronan Orio, psychiatre à Nantes et coordinateur national des cellules d'urgence médico-psychologique, on ne peut en aucun cas imputer directement le suicide à une prise d'otages. « C'est une analyse trop simpliste. Certes, les otages présentent davantage de risques que d'autres de faire une dépression, mais la prise d'otages ne constitue pas en soi une cause directe, affirme-t-il. D'ailleurs, aucune étude sérieuse sur les risques potentiels de suicide des victimes n'a été réalisée à ce jour. »
Le Dr Gérard Lopez, psychiatre et directeur du centre de psychothérapie des victimes, spécialisé dans le traitement médico-psychologique des victimes d'agression, de viol, de catastrophe, d'attentat, de prise d'otages, et plus généralement de stress post-traumatique, se veut catégorique. « Une prise d'otages provoque des traumatismes très graves. Or, ce sont ces troubles psychosomatiques, ces troubles identitaires, qui entraînent diverses conséquences sociales, relationnelles ou professionnelles qui peuvent conduire au suicide et non pas l'inverse. »

L'aide d'urgence ne suffit pas

Quoi qu'il en soit, l'acte de Brice Fleutiaux pose, avec une acuité toute particulière, le problème du suivi psychologique des otages et de leur prise en charge par le corps médical. Aux Etats-Unis, depuis la guerre du Vietnam et la prise d'otages à l'ambassade américaine de Téhéran (1979), les aides, psychologique ou psychiatrique, sont systématiques. En France, la prise de conscience est plus récente. Un dispositif de cellules d'urgence a été créé pour intervenir auprès des victimes, après les attentats de décembre 1995. Après une aide de première urgence à leur libération, les victimes ont la possibilité d'être suivies par un psychiatre. Mais tous les otages ne bénéficient pas d'un accompagnement.
Il semble que Brice Fleutiaux ait été pris en charge par le HCR. « A sa libération, j'ai voulu m'en occuper, mais cela m'a été refusé », raconte le Pr Louis Crocq, psychiatre militaire, membre du Comité national de l'urgence médico-psychologique, qui définit l'action des cellules d'urgence. « Je ne sais pas finalement si le jeune homme a pu disposer ou non d'un suivi et s'il l'a accepté. » Cet accompagnement reste pourtant indispensable pour nombre de spécialistes.

Une évolution préoccupante

« A la différence des accidents, catastrophes, agressions ou attentats, la prise d'otages plonge la victime dans une situation traumatisante durable, de plusieurs semaines, voire parfois de plusieurs mois, comme ce fut le cas pour les otages du Liban. La prise d'otages a pour effet de briser tous les repères sociétaux et moraux de l'individu. Cet événement brise l'idée que chacun a d'être immortel, invulnérable. Le paysage devient agressif, dangereux, autrui devenant soit indifférent soit " méchant ". En outre, et cela est spécifique à la prise d'otages, la personne n'est plus considérée. Elle devient une simple monnaie d'échange. Il faut lui faire retrouver sa personnalité. Et ça, ce n'est pas simple », explique le Pr Crocq.
De nombreux ex-otages souffrent ainsi de troubles post-traumatiques qui peuvent intervenir à des moments divers. Le temps de latence est variable selon les individus. « Très souvent, à sa libération, la victime se sent euphorique et ne ressent pas le besoin de voir un psy. Elle est pressée de reprendre le cours normal de sa vie. Et ce n'est que plus tard que les symptômes post-traumatiques vont faire leur apparition », note un psychiatre. En fonction des circonstances de la détention et de la résistance personnelle de la victime, il y a toute une gamme de séquelles possibles, discrètes, moyennes ou sévères. Certaines vont en s'apaisant, à défaut d'être réellement transitoires ; d'autres s'installent dans la chronicité. Les spécialistes les classent généralement en trois catégories. Tout d'abord, le syndrome de répétition ou de reviviscence, qui peut se traduire par des flash-back, des souvenirs forcés, des cauchemars intensément vécus. La victime peut aussi souffrir d'anxiété généralisée et paroxystique, de symptômes psychonévrotiques de superstructure hystérique, phobique ou obsessionnelle, ou encore développer des symptômes psychosomatiques ; ces troubles atteignent différents organes (yeux, mains, voix, etc.), ils peuvent se traduire par la survenue d'asthme, de diabète ou encore par une consommation soudain excessive d'alcool ou de cigarettes.
Le troisième volet du tableau clinique est le repli de personnalité : « L'ex-otage est en retrait, en situation d'évitement ou en blocage de filtration de l'environnement. Tout lui est menace d'agression ». Ce qui se caractérise parfois par la peur de s'endormir. La victime n'a plus envie de faire quoi que ce soit. Son avenir lui paraît bouché. Les ex-otages sont aussi parfois fortement perturbés dans leur capacité d'aimer. « Il arrive que des ex-otages deviennent des capteurs de soutien. Egocentriques, ils ne sont plus capables de s'inscrire dans des relations d'amour désintéressé avec leur conjoint et, insatisfaits, deviennent très exigeants, au-delà du possible, avec leur entourage », explique le Pr Crocq. Peut venir se greffer aussi la fascination de la mort, qui risque de conduire à l'acte suicidaire.

Une période difficile

Ainsi, Jean-Jacques Le Garrec, otage de Jolo dans les Philippines, a connu différentes phases depuis sa libération et s'inquiète des conséquences de sa détention. « Le suicide de Brice Fleutiaux me fait peur », confie-t-il au « Quotidien ». Après l'euphorie qui a suivi sa propre libération (qu'il qualifie de « retour exaltant, merveilleux et gratifiant »), la joie de retrouver sa famille et ses proches, la sortie de son livre et la grande médiatisation qui l'a suivie, le journaliste de France 2, pourtant pris en charge par un psychiatre, traverse une période difficile actuellement. « Je manque de goût pour la vie. Elle semble plus dérisoire et factice. J'ai du mal à trouver de l'intérêt. On passe aussi par des moments de violence incroyables, à un état de désespoir extrême. Il m'arrive de fondre en larmes », poursuit-il.
Françoise Rudzetsky, présidente de l'association SOS attentats, réclame une réflexion sur la prise en charge psychologique des victimes d'attentat, d'accident collectif, d'événement traumatique et de prise d'otages. Sur 1 600 patients, victimes d'attentat, suivis par son association, 10 personnes se sont suicidées. « L'urgence a été prise en charge en France, plus ou moins bien, mais de façon effective, souligne-t-elle. En revanche, se pose un grave problème de prise en charge à moyen et long terme. » C'est en effet, plusieurs mois après leur libération, lorsque la mobilisation des médias et de l'entourage de la victime retombe, que les otages connaissent les plus grandes difficultés et ont besoin d'une réelle prise en charge. « Il faut certainement mieux former les gens, proposer des thérapies plus adaptées et trouver des moyens pour que des professionnels prennent le relais après l'urgence », plaide-t-elle, en appelant de ses vœux une évaluation de la prise en charge psychologique et des systèmes mis en place à l'échelle nationale.

Clara CAHART

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6910