Si « Le Généraliste » était paru en  mai 1919 

Une curieuse lettre de Bretonneau sur le paiement de ses honoraires

Par
Publié le 26/05/2016
Histoire

Histoire

Le célèbre médecin tourangeau envoya de sa maison de campagne de Palluau, le 29 août 1854, cette curieuse lettre qui peut se lire comme une spirituelle page de philosophie médicale et, en même temps, comme un tableau fort exact du rôle social et philanthropique que doit jouer le médecin.

« Madame,

votre seconde lettre m’a été remise par Madame X qui a pris soin de l’accompagner d’une quittance de 400 francs et dans l’intention de ménager mon temps, elle n’avait laissé que mon nom à mettre au bas de cette quittance.

Je l’ai cordialement remerciée de cette aimable attention en lui déclarant que vous et moi, madame, nous restions trop loin de compte pour que je puisse accepter vos conditions.

Vous me dites que dans l’appréciation adressée à MM. XXX, j’ai commis une grande erreur ; cela est très vrai, je le reconnais, mais c’est à mon préjudice ; vous-même, Madame, ne me laissez pas la possibilité d’en douter. En outre, j’ai un moyen certain de ne pas me tromper en basant ma nouvelle et plus exacte évaluation sur le degré variable de mes consultations.

Je ne demande pas, mais je reçois souvent 40, 60, souvent 120 francs, pour une seule consultation ; et pourquoi 120 francs au lieu de 100, je me suis souvent adressé cette question sans y trouver de réponse précise.

Je suis tenté de croire que le soin d’éviter un compte rond était dicté par un sentiment de gratitude qui ne fait aucun cas de l’argent ; ce qui m’était indiqué par la politesse exquise, spirituelle et touchante de la lettre d’envoi.

Je relis votre lettre du 13 janvier 1854 pour établir et régulariser votre compte. J’y vois que le 12 mai 1847, vous m’avez fait remettre ce qui m’était dû pour conseils à Madame de XXX, la quotité de la somme n’est pas indiquée ; je vous en sais gré bien que je regrette votre omission, l’indisposition de Madame votre fille a été si tenace que vous avez eu à remonter à de lointains et douloureux souvenirs, à cette occasion vous cherchez ce dont vous m’êtes redevable personnellement. Je continue à lire et je descends, non sans malaise, je l’avoue, Madame la Comtesse, dans les détails que vous appelez votre examen de conscience.

Je n’analyse plus votre lettre, je ne puis m’y résoudre, je la copie : « je calculai que ça pouvait être de 50 à 60 francs, mais pour plus de sûreté, mieux vaut compter sur 100 francs. Vous n’êtes pas facile à joindre, cela ne vous a pas été remis et depuis, je l’ai oublié ».

Je crois fermement qu’il n’en a pas été de même de ce qui, selon votre calcul, m’était dû par Madame de XXX.

Je reviens à ma transcription.

Je calcule que, depuis cette époque, en comptant bien largement, nous avons eu recours à vous trente fois, soit à l’hôtel à Tours, soit chez vous quand vous ne pouviez pas venir nous trouver, j’ai même été deux fois vous chercher à votre campagne, j’ai conservé les ordonnances, j’en ai cinq personnelles.

Je suspends ma transcription pour vous dire que vous avez agi sagement, celle surtout que vous êtes venue me demander ici avant l’aube a dû vous être secourable. J’en ai gardé une copie et maintenant je reviens au texte de votre lettre.

« Puis, maintenant, vous m’avez donné une consultation verbale avec M. Crozat. Enfin, vous avez voulu écrire une fois à M. de XXX sur sa santé ». Oui, après quelques protocoles, j’ai adressé à M. de XXX une longue et importante dissertation rédigée avec un attentif intérêt.

Je reviens à la transcription.

« Voilà le résultat de mon examen de conscience que je vous soumets, mon bon Docteur, en m’humiliant d’avoir été si longtemps sans faire cette recherche ».

Aucun artiste, Madame, n’arrive au sommet de son art que par une application prolongée et laborieuse de l’attention ; aussi ces chefs-d’œuvre de la Statuaire et de la Peinture, qui confèrent une large célébrité, n’ont-ils pas de prix. Il en est ainsi d’un jurisconsulte devenu célèbre par son attentive habilité.

Plus que les Beaux-Arts, Madame, l’art médical exige l’application d’une attention exercée, soutenue et cela ne suffit pas au médecin ; de plus, il lui faut humanité, charité, et souvent pour lui-même un profond mépris de l’argent.

Vous avez fait votre calcul, Madame, laissez-moi faire celui qui m’est imposé par d’impérieux devoirs.

Pour ma famille nombreuse et nécessiteuse, ma célébrité est un patrimoine, je lui en dois compte ; aux pauvres qui ne mangent qu’autant qu’ils ne peuvent travailler, je dois, au-delà du rétablissement de leur santé, je leur dois à manger pendant leur convalescence à eux et à leurs enfants, qui n’ont plus leur pain quotidien ; le médecin, Madame, sonde de lamentables et profondes misères, mais aussi avec la misère reconnaissante, il y a de douces luttes pour le médecin quand un pieux devoir le contraint à recevoir respectueusement le denier de la veuve .

Madame, voilà des discussions que, pour mon propre compte, je trouve bien amères, cessons-les, continuons nos bonnes relations et consentez à verser entre les mains du jeune banquier Jules, qui avec le dévouement le plus affectueux s’est chargé de mes affaires, les douze cents francs réclamés par votre serviteur respectueux et dévoué.

Signé : Pierre Bretonneau.

 


Source : lequotidiendumedecin.fr