Au 31 décembre j’arrête mon activité de médecin généraliste à Compiègne après 41 ans d’exercice. Comme mes confrères locaux partis en retraite je n’ai aucun successeur. Pourquoi ?
Oublions l’argument de comptoir du jeune médecin focalisé sur sa planche à voile et le soleil des plages. Remettons à sa place l’argument générationnel rabâché. Le jeune médecin homme ou femme à la différence de ses prédécesseurs « sacerdotaux » penserait d’abord à sa vie personnelle et ne voudrait plus d’exercice seul. Cela s’appuie sur des enquêtes de niveau méthodologique faible et avec un biais de conformité non discuté. L’effet génération existe mais ne se situe pas là où on le place.
Dès le début de leurs études, les médecins ont toujours été formatés à un travail au-delà de la moyenne. Chaque génération est en harmonie avec le temps de travail sociologiquement admis de son époque pour un travailleur. La norme aujourd’hui est 35h/semaine, 5 semaines de congé et retraite à 60-62 ans.
L’économie du foyer a changé. Le nombre d’enfants à charge est moindre même si l’augmentation des divorces et des pensions alimentaires en nuance l’impact. Le foyer moderne vit par nécessité ou par choix sur les revenus de deux partenaires. Légitimement la femme n’entend plus perdre son travail pour seconder son mari généraliste. L’impact de ce fait sur le choix d’installation en lieu et temps est décisif. Par ailleurs avec deux revenus volontiers CSP + et moins de charges familiales, la contrainte au médecin d’une quantité de travail à fournir pour l’économie du foyer est moins forte qu’hier.
En fait, l’idéal de vie professionnelle et personnelle attribué à la génération des jeunes médecins n’est pas différent de celui qui animait les générations précédentes qui n’étaient pas des stakhanovistes du travail par plaisir. Sauf qu’aujourd’hui les circonstances en permettent une expression différente et plus libre de choix. « Ils ne veulent plus travailler seuls » est l’autre argument générationnel. Comme si les générations précédentes n’exigeaient pas autant d’avoir un secrétariat, des spécialistes et des paramédicaux faciles d’accès. Comme si elles prétendaient tout gérer seules, ne pas se former collectivement, assurer la pds seules, ignorer tous les autres professionnels.
Vouloir être protégé par une structure peut se comprendre
La coopération, l’exercice collectif sont un état d’esprit, non une histoire de lieu, de dossier commun ou de génération. Il existe des solitaires, des non-coopérants dans les structures collectives et du collectif, des coopérants chez les médecins seuls au cabinet. De plus, en médecine générale ambulatoire, la majorité des situations à traiter relèvent sur le champ de décisions personnalisées que le médecin prend seul. En fait derrière « ne pas être seul », c’est surtout ne plus être seul à porter voire ne plus porter le poids d’une relation médecin-patient de type généraliste, tant l’exercice entraîne une implication affective personnelle permanente et des responsabilités personnelles très lourdes. Vouloir être protégé par une structure tant sur le plan responsabilité que sur le plan de l’investissement affectif et personnel peut parfaitement se comprendre dans un système où les dimensions consommateur de soins, assuré social, déstructuration sociale et sociétale, sont de plus en plus prégnantes dans la relation.
Regardons en face la réalité de l’entreprise libérale médicale et de son avenir en médecine générale. Aujourd’hui, pour un généraliste libéral, assurer une qualité du soin et avoir des revenus de bon niveau a un prix : cumuler les heures supplémentaires ; assumer lui-même le maximum des tâches d’intendance, de secrétariat, de gestion ; accepter une protection sociale plus faible. La médecine générale libérale cumule le temps de travail parmi les plus élevés, les revenus parmi les plus faibles, la charge administrative parmi les plus fortes et la possibilité de financer du personnel parmi les plus faibles.
En termes de revenu horaire, salariat ou d’autres spécialités sont plus avantageux. On parle sans arrêt revalorisation mais que constate-t-on ? Indemnité de déplacement 10 €, inchangée depuis 15 ans ; + 2 € en 10 ans sur le Cs et bloqué depuis 2017. Certes on y rajoute des revalorisations spécifiques à certains actes. Mais leur complexité d’utilisation, leur relative rareté ne compensent pas le blocage des actes de base. La majorité des médecins généralistes, jeunes ou anciens, n’ont pas l’esprit d’experts en primes, montage de structures, et d’optimisation via la nomenclature.
L'obligation d'installation va s'imposer
Même la liberté de gestion de l’outil de travail ne peut être argumentée pour compenser cet étranglement financier progressif de l’entreprise libérale médecine générale. La mutualité propose de ne revaloriser que les médecins qui seraient sous une certaine forme d’exercice en groupe. Beaucoup d’aides sont liées à des modes d’exercice de plus en plus sous contrainte des gestionnaires. Le choix du lieu d’exercice du médecin libéral va disparaître via l’obligation d’installation, au moins quelques années, dans des lieux « désertifiés ». Hormis que cette contrainte portera essentiellement sur les généralistes, elle oublie qu’une médecine générale efficace exige l’installation de généralistes sur tout le territoire mais encore plus qu’ils s’y fixent pour vraiment agir dans la durée, la globalité, la personnalisation. Dans ces conditions, pour un jeune médecin généraliste, on peut comprendre que l’installation libérale présente trop d’incertitude d’avenir pour s’y investir et que le salariat soit beaucoup plus attirant. La liberté aujourd’hui a changé de camp.
Ayons la lucidité de nous interroger sur le métier même de médecin généraliste et de son avenir. Analysons le signifiant des réformes en cours pour voir que cela exprime une absence de conception de ce qu’est réellement la médecine générale et ses exigences. Le sens et contenu et utilité du métier est défini au niveau international par la Wonca. Médecin traitant du patient/ 1er recours /approche globale organe-personne-environnement, aigu-chronique, curatif-préventif / continuité-coordination des soins / éducation-prévention, santé individuelle et communautaire/approche centrée patient avec construction d’une relation personnalisée forte durable/ professionnalisme dans sa mission.
Chacun de ces items est en interaction et dépendant de la performance des autres. Si on fait dysfonctionner ou ampute l’un de ces items, le médecin généraliste ne peut plus réellement exercer sa mission dans les autres. La notion de médecin traitant est vidée de son contenu au profit de celle de structure traitante avec une certaine dépersonnalisation relationnelle médecin-patient.
Des soins morcelés et des transferts de tâches progressifs
Les concepts mal utilisés de coopération pluridisciplinaire, d’interprofessionnalité, de délégation de taches ou de compétences mettent en route des systèmes rendant impossible la plénitude d’exercice du généraliste quand ils ne l’ignorent pas tout simplement ou nient sa place. Le premier recours se voit délégué à l’urgence ou à des paramédicaux ou des sociétés de télémédecine. Continuité et coordination prétendent se garantir via le dossier santé, les algorithmes, les protocoles. La globalité est conçue comme la somme de prises en charge techniques spécialisées d’organes ou de pathologies confiées à des acteurs spécialisés sur chacun de ces éléments.
Ce morcellement des soins du patient l’amène in fine à voir de moins en moins son médecin généraliste pour cela ce qui rend la construction d’une forte relation médecin-patient personnalisée et durable de plus en plus illusoire. Dans ce contexte apparaît le transfert progressif chez le pharmacien ou autres paramédicaux, de la vaccination, du suivi de la tension, du dépistage via autotest des pathologies métaboliques, du renouvellement d’ordonnance, du premier recours pour infection urinaire etc. On assiste au passage progressif du statut de sage-femme à celui de médecin traitant de la femme. Le gouvernement argumente les assistants médicaux en en faisant le moyen pour le généraliste de voir encore plus de patients dans la journée !
On peut comprendre que, pour certains, le salut vienne de la décomposition tarifaire des actes du généraliste en multiples cotations, de l’exercice 1 motif par acte, de miser sur les actes techniques, sur des créneaux spécifiques, sur des exercices hors patientèle.
De même, l’avenir peut être perçu comme une médecine générale sur dossier sans contact physique avec le patient voire sans connaissance réelle du patient et avec un rôle essentiellement de manager d’équipe de soins, de gestionnaire administratif du soin. On peut parfaitement concevoir un système de santé fonctionnant ainsi. À mon sens c’est un système plus coûteux, plus anxiogène, plus iatrogène, plus lourd à gérer, moins humaniste. C’est un système qui s’imagine que le soin de l’humain peut se décomposer en pratiques indépendantes, techniques, ciblées sur ses organes, ses pathologies, son psychisme, son histoire. Mais c’est un système où le généraliste n’a plus vraiment sa place, son utilité, son avenir, sans que, pour autant, ses substituts soient en position, compétence pour le remplacer.
Et les questions vont se poser : a-t-on encore besoin de former autant de généralistes ? Faut-il faire autant d’années de médecine, voire faut-il faire médecine pour assumer le nouveau métier qui se dessine sous le titre de généraliste ? En tant qu’ancien professeur de médecine générale à Amiens ces questions me font mal. Mais les réalités du sens du courant sont là. Je comprends les jeunes généralistes dans leur réticence à l’installation. Pourquoi en est-on arrivé là, à qui la faute, c’est un autre débat !
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