Ancré dans une forte culture hospitalière, l’investissement en santé en France souffre d’un défaut systémique d’évaluation et d’un manque d’engagement sur la prévention, les soins primaires ou le digital. Si les grands plans s’accumulent, sur le terrain, les avocats de l’innovation peinent à se frayer un chemin. Analyse.
En France, l’intérêt de la nation pour un sujet s’évalue à l’aune du nombre de rapports qui lui sont consacrés. En dix ans, l’investissement en santé a fait l’objet d’une seule étude solide du Haut Conseil pour l'avenir de l'Assurance-maladie (Hcaam), en novembre 2023. Pourtant, la santé est par essence un domaine où l’immobilisme est exclu. Que ce soit dans les murs, l’innovation, le numérique, la recherche médicale et scientifique, les soins primaires ou le capital humain, le besoin d’investissement est constant, partout. Avec, à la clé, des effets multiplicateurs sur la croissance et les emplois le plus souvent pérennes et non délocalisables, sans compter les gains potentiels induits (lire aussi page 11).
Cette zone grise de l’investissement en santé a été explorée lors des dernières Rencontres santé de Nice. Invité du congrès, Frédéric Gjosteen, auteur du rapport du Hcaam et consultant en stratégie hospitalière, a résumé la difficulté à concilier la nécessité d’un engagement financier durable et assidu et les contraintes inhérentes au secteur. « En santé, l’investissement se joue sur deux plans, a-t-il développé : le premier fait l’inventaire physique des immobilisations [le bâti, les constructions sanitaires, NDLR] ; le second, plus large, consiste à dégager des moyens pour transformer le système de santé. »
Une tension financière qui ne fait pas les affaires des médecins et directeurs d’établissements, avides de nouveautés et d’innovations
Or ces deux niveaux ne répondent pas aux mêmes enjeux, aux mêmes règles, aux mêmes sources de financement ni à la même temporalité. Seule constante : le poids de la dette et la forte contrainte budgétaire, qui font de l’investissement une variable d’ajustement. Une tension financière qui ne fait pas les affaires des médecins et directeurs d’établissements, avides de nouveautés et d’innovations.
Tuyauterie française
Pourtant, sur le papier, l’argent ne manque pas. Entre 2017 et 2021, l’Hexagone a consacré en moyenne 0,6 % de son PIB par an aux « ressources physiques » (équipements et structures) dans la santé, un niveau similaire à la moyenne des pays de l'OCDE (mais tout de même deux fois moindre que l’Allemagne), indique l’organisation dans son panorama de la santé 2023. Au fil des ans, la France est surtout devenue la spécialiste des grands plans affichés sur plusieurs années. Plan Hôpital 2007 (5,8 milliards d’euros d’aide à l’investissement), plan Hôpital 2012 (5,7 milliards), Ségur de la santé (une feuille de route de 19 milliards d’euros dont 7,5 milliards destinés aux opérations immobilières de construction ou rénovation hospitalière), France Relance (6 milliards fléchés vers les établissements ainsi que vers la numérisation du système de santé) ou encore plan Innovation santé 2030 (doté de 7,5 milliards dont un milliard pour la recherche biomédicale).
Mais sur le terrain, difficile de traquer les espèces sonnantes et trébuchantes. « Quand j’étais directeur du CHU de Bordeaux, on était le premier des 32 CHU sur le soin mais… le dernier sur la vétusté, se remémore Yann Bubien, désormais patron de l’ARS Paca. Qu’est-ce que cela nous dit sur notre façon d’investir ? D’autant qu’on connaît tous des hôpitaux rénovés qui, eux, n’auraient pas dû l’être ! » Autrement dit, les crédits ne sont pas forcément bien répartis, faute de régulation et d’évaluation. « Il faut l’admettre, renchérit Lamine Gharbi, président de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP). Quand il y a de l’argent, on est prêt à inventer des besoins… Mon groupe de cliniques a monté 50 projets pour le Ségur. Même si on n’a pas vu la couleur d’un euro, on a quand même cherché à toucher notre part. »
Far west
Ce manque de contrôle a posteriori ne découle pas seulement d’une forme de paresse politique. Il est systémique. Au niveau des hôpitaux et cliniques, les investisseurs ne sont soumis qu’à deux barrières à l’entrée : le régime d’autorisation par les ARS sur tout nouveau lieu d’implantation ; la certification HAS, qui balise l’investissement sous l’angle de la sécurité des soins. Hormis ces garde-fous, c’est le far west ou presque. À l’échelle des régions, les ARS distribuent les crédits FIR, les dotations annuelles et autres aides à l’emprunt sans suivi au long cours. À l’échelle de l’État, d’autres fonds ad hoc se sont multipliés (aides à la contractualisation, FMIS pour la modernisation et l'investissement en santé, etc.) au fil des années et des équipes politiques.
La tuyauterie n’est pas toujours lisible : rien que sur l’enveloppe Ségur de 19 milliards d’euros, un tiers est financé par la Commission européenne via la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) et deux tiers par la Cades. Signe des difficultés dans les procédures d’instruction des dossiers pour répartir les ressources : la mort annoncée, mi-février, du Conseil scientifique de l’investissement en santé (Csis), à la suite d’un rapport sévère de l’Igas sur les investissements immobiliers des établissements. Chargée du suivi du Ségur, cette instance a montré ses limites, au point d’être absorbée par une autre agence (l’Anap) moins de quatre ans après sa création.
Quant aux conclusions du rapport de l’Igas, elles donnent le tournis. Le Ségur, c’est 800 projets, 31 milliards d’euros d’opérations mais des retards à tous les étages. Seuls 37 % des projets de plus de 20 millions d’euros présentaient un programme technique validé à mai 2024. « Nous ne voyons passer que les projets nationaux puisque les ARS instruisent les autres, précise toutefois Marie Daudé, directrice générale de l’offre de soins. Nous avons des progrès à faire pour les mesurer. Mais au niveau des établissements, alourdis par un faisceau de contraintes dont une dette sans précédent, il faut redéfinir l’investissement en pensant soutenabilité ».
Enjeu de souveraineté
Ce casse-tête du pilotage et de l’évaluation se double d’un enjeu de souveraineté. Lors de l’inauguration, début février, d’un nouveau bâtiment du Paris-Saclay Cancer cluster, site dédié à l’innovation médicale et scientifique, Emmanuel Macron a affiché sa volonté de « faire de la France un leader en matière d'innovation de santé », ce qui suppose des réformes structurelles. Un des objectifs est de faire « pivoter » le système tricolore vers la prévention, afin de « mieux gérer des maladies chroniques, et de le faire au meilleur coût ». Mais se niche ici une seconde faiblesse française. En privilégiant une culture hospitalo-centrée de l’investissement, l’Hexagone a pris du retard sur la structuration indispensable des soins primaires, et raté le coche de la prévention et du virage domiciliaire. Autre lacune identifiée, le manque d’investissement sur la formation des soignants, qui n’exercent plus de la même façon.
C’est sur ces constats que le rapport Blanchard-Tirole de 2021 sur les grands défis économiques plaidait pour un investissement en santé plus puissant et lisible sur la prévention. Il défend la création d’un panier de soins clairement défini, « constitué de l’ensemble des traitements préventifs ayant démontré leur utilité médicale et économique » et remboursés à 100 % par l’Assurance-maladie, « indépendamment du cadre dans lequel ils sont fournis au sein du système de santé ». Ce qui permettrait de casser le fonctionnement en silo (ville, hôpital, médico-social). « Nous consacrons 11,8 % de notre PIB à la santé, explique Franck Chauvin, ancien président du Haut Conseil de la santé publique. Il ne faut pas forcément plus d’argent, mais moins de malades. »
Fondateur des Rencontres santé de Nice, Didier Haas le reconnaît : après avoir fait tourner la bétonnière pour l’hôpital pendant cinquante ans, penser prévention, soins primaires ou numérique ne coule pas de source. « On a fait du bon soin et chargé la mule hospitalière pendant des années alors qu’on aurait dû investir bien davantage sur le numérique, et ce, dès les années 2010, analyse-t-il. Pour orchestrer ce changement de vision politique, cela réclamait de lever le pied sur l’administratif, les ordonnances et les normes. Aujourd’hui, la réalité est le grand témoin de ce déséquilibre. »