« Conditions de travail totalement illégales et mortifères », « management totalitaire », « alertes ignorées »… Une plainte a été déposée jeudi 10 avril pour dénoncer des suicides de professionnels de santé de l'hôpital public par 19 requérants – des PU-PH, directeurs d’hôpitaux, soignants et des veufs ou veuves – pour harcèlement moral et homicide involontaire, visant les ministres Catherine Vautrin (Travail, Santé, Solidarités, Familles), Yannick Neuder (Santé, Accès aux soins) et Élisabeth Borne (Éducation nationale, Enseignement supérieur et recherche).
Déposée auprès de la Cour de justice de la République (CJR) – seule juridiction habilitée à poursuivre et juger les membres du gouvernement pour des infractions commises dans l'exercice de leurs fonctions –, cette plainte vise également les infractions de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner et mise en danger de la personne, a annoncé lundi l'avocate des plaignants, Me Christelle Mazza, confirmant une information de France Inter et du Monde. Par ailleurs, l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) fait l'objet d'une plainte pour harcèlement moral institutionnel, est-il souligné dans le document.
Catherine Vautrin, qui a « une pensée pour toutes les familles touchées par ces drames », ne fera « aucun commentaire à ce stade ». « La justice suit son cours dans l'indépendance qui est la sienne », écrit-elle dans un message à la presse. Quant au ministère de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur, il fait part de « son soutien aux soignants ainsi qu'aux proches des soignants qui auraient été confrontés à des drames humains d'une telle gravité », tout en réaffirmant « son engagement à coopérer pleinement avec les autorités judiciaires ».
Rythmes insoutenables
Les accusations des plaignants sont lourdes. « L'hôpital connaît une crise majeure depuis de nombreuses années qui semble s'être aggravée depuis environ 2012-2013, par l'application continue de politiques publiques néolibérales qui, malgré de nombreux signaux d'alerte particulièrement inquiétants, dont des suicides, n'ont pas été corrigées, bien au contraire », est-il écrit en préambule de la plainte. « En un mot, si la loi était appliquée, pas un seul hôpital ne serait ouvert », peut-on également lire.
En plus de « conditions de travail totalement illégales et mortifères », la plainte dénonce « des rythmes insoutenables » dans différents corps médicaux, spécialités et régions de France, ainsi que « l'impunité organisée à l'encontre des auteurs des faits ».
La « mécanique d'emprise pour organiser illégalement le sur-travail, réquisition de personnels, menaces, travail forcé en dehors de tout cadre réglementaire » ainsi que le « management totalitaire et inégalitaire » sont également pointés. De plus, « les alertes remontées soit par dossier individuellement soit de manière systémique sont totalement ignorées », est-il précisé. Il n'y a eu « aucune prise de conscience politique ni volonté de modifier le démantèlement de l'hôpital public ».
Médecins touchés
Sont cités en exemple trois hôpitaux : l’établissement public de santé Alsace nord de Brumath (Bas-Rhin), le centre hospitalier de Béziers (Hérault) et le centre hospitalier intercommunal de Poissy-Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), lesquels « connaissent une vague de suicides particulièrement préoccupante, sans aucune mesure mise en œuvre, participant d'un déni institutionnel ».
Les médecins ne sont pas épargnés par ces vagues de suicides. En septembre 2023, le chef de pôle des urgences du groupement hospitalier territorial (GHT) des Yvelines nord, qui regroupe Poissy, Mantes-la-Jolie et Meulan, se « sédate » dans son bureau. Le Dr R. avait en charge l’importante restructuration des établissements hospitaliers et, par extension, une forte pression et une énorme charge de travail. Selon la plainte déposée devant la CJR, « en août et en septembre 2023, il a travaillé 37 jours d’affilée, n’ayant que trois jours de repos, enchaînant jour et nuit. Il avait par ailleurs travaillé cinq week-ends d’affilée avec des gardes Smur. Il se donnait la mort le 38e jour. » En février 2025, c’est un médecin ORL qui a mis fin à ses jours, « dans la sphère privée », précise la direction du GHT.
Jurisprudence France Télécom
Ces suicides font écho au cas d’un autre médecin, dont le dossier a aussi été versé à la plainte devant la CJR. Le Pr Jean-Louis Megnien, cardiologue à l’hôpital européen Georges Pompidou (HEGP) de Paris, s’était jeté par la fenêtre du 7e étage de cet hôpital, après avoir dénoncé par écrit le harcèlement moral et sa placardisation. L’ancienne directrice de l’HEGP, ainsi que trois professeurs, avaient été condamnés en novembre 2023 à une amende de 50 000 euros pour « harcèlement moral » dans cette affaire, qui doit être rejugée en appel. La veuve du Pr Megnien s'est jointe à la plainte devant la CJR.
Dans son livre Excel m’a tuer (2022) – L’hôpital fracassé, le Pr Bernard Granger, psychiatre et ancien membre du conseil de surveillance de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), livrait cette analyse au sujet du harcèlement moral institutionnel dans les hôpitaux publics : « Les décisions des dirigeants au cours de ces dernières décennies ont conduit à un échec financier et surtout moral de plus en plus visible. Les services publics sont dans un état désastreux. La souffrance y est immense et déniée. Parler de harcèlement institutionnel n’est pas exagéré. »
En mars 2024, Me Christelle Mazza avait interpellé la ministre Catherine Vautrin, alors ministre de la Santé, sur le risque suicidaire au sein de l'hôpital public et sur sept situations en particulier. N'ayant pas reçu de réponse, elle a décidé de porter plainte devant la CJR, s’appuyant sur la jurisprudence France Télécom, affaire pour laquelle deux anciens dirigeants ont été condamnés pour « harcèlement moral institutionnel ».
Pour avoir une chance d’aboutir, cette plainte doit passer devant la commission des requêtes, qui l’étudiera le 19 juin pour déterminer si elle sera instruite ou non. La réponse est attendue à l'automne.
[article mis à jour, lundi 19H]
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