Tout récemment, j’assistais à cet étrange dialogue.
Tandis qu’elle examinait une patiente qui se plaignait de douleurs abdominales, ma jeune interne lui demanda soudain :
– Pouvez-vous chiffrer votre douleur ? Zéro c’est quand on n’a pas mal du tout, dix c’est une douleur comme quand on vous arrache le bras.
La question me glaça, cette pauvre femme n’avait pas eu la chance d’avoir un bras arraché… pour chiffrer précisément sa douleur.
– Comment pouvez-vous, chère Mademoiselle, poser une question aussi stupide ? Donner une note à une douleur, ça n’a pas de sens, lui dis-je. Mademoiselle, vous ne dites pas à votre petit ami que vous l’aimez huit ou neuf sur dix.
– Mais c’est comme ça qu’on nous a appris, me dit-elle.
Elle avait raison, c’est comme ça qu’on lui avait appris. Il est vrai que notre temps n’accorde de crédit qu’à ce qui est mesurable et l’échelle de la douleur fait partie des incontournables sottises de notre médecine.
Depuis quelques années j’ai vu en effet, surgir, cette curieuse pratique : l’échelle visuelle analogique de la douleur (EVA). On présente au patient une petite échelle blanche graduée de un à dix, sur laquelle celui-ci doit noter sa douleur. Fini le temps des somptueux adjectifs qu’on associait autrefois à la douleur : douleur lancinante, paroxystiques, transfixiante, térébrante, syncopale, ou encore douleur exquise. Aujourd’hui tout est simple, il suffit de demander au patient : combien avez-vous mal ? En lui demandant de quantifier ainsi sa douleur, on imagine qu’on l’évalue avec plus de précision. On prétend que cette quantification a plus de valeur que le langage qui pourrait l’exprimer ; j’ai très mal, j’ai horriblement mal, je n’en peux plus, ou bien ma douleur est supportable. Bref on fait de la douleur une quantité mesurable. En lui imposant ainsi une formalisation scientifique, on pense donner plus de précision à son degré d’intensité. Et nos docteurs argumentent que la douleur ainsi transformée en objet mesurable peut être comparée d’un malade à un autre ou d’un moment à un autre par le même malade.
Tout ceci naturellement est d’une stupidité sans nom. C’est en effet oublier Kant qui affirmait, lorsque délimitant une fois pour toutes dans l’histoire de la philosophie les catégories de l’entendement, qu’une sensation interne n’était pas mesurable. C’est oublier aussi que c’est le patient qui mesure sa douleur, et que, par conséquent sa mesure est le produit de sa subjectivité. On pourrait à la limite concevoir un score fondé sur l’observation du patient, son degré de prostration ou d’agitation, ses cris, ses mimiques.
Le plus étonnant est l’extraordinaire succès de l’EVA, dans la pratique médicale. Il n’est aujourd’hui pas un interne qui ne rapporte méticuleusement dans son observation la douleur de son patient ainsi mesurée. À l’occasion d’une réunion médicale, je me souviens avoir entendu un anesthésiste s’exclamer : « Rendez-vous compte, cette patiente avait une EVA à huit ! »
Il y a quelques semaines, pris de douleurs abdominales, je me rendis aux urgences de mon hôpital. L’interne qui m’accueillit me demanda : « Sur une échelle de un à dix, à combien… ? » Je n’avais pas la force de développer mon argumentaire : « Huit et demi », lui répondis-je. Il me regarda éberlué, il n’insista pas.
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