LE QUOTIDIEN : Vous venez d’être reconduit dans vos fonctions de directeur général, entamant votre cinquième année consécutive à la tête de la Cnam. Quelles sont les priorités de ce mandat ?
THOMAS FATÔME : Ma priorité absolue est de restaurer la soutenabilité de l’Assurance Maladie, au service de l’accès aux soins. Je suis convaincu que son modèle a de l’avenir, l’année du 80e anniversaire de la Sécurité sociale. Mais je suis aussi extrêmement inquiet de sa situation financière, inédite dans sa gravité. C’est pourquoi je porte des transformations durables du système de santé. Nous ne redresserons pas l’Assurance-maladie si nous ne prenons pas de virage préventif dans les dix ans qui viennent, ni sans numérique en santé ou sans un travail sur la qualité et la pertinence des soins avec les professionnels.
Mes priorités sont exactement celles du rapport « Charges et produits » : davantage de prévention, une organisation des soins plus rationnelle et le « juste soin au juste prix ». Cette feuille de route se décline dans une série d’actions : « aller-vers » pour accroître les dépistages, programmes de prévention construits avec les complémentaires, nouveau forfait médecin traitant avec davantage de santé publique, relance de la chirurgie ambulatoire…
La Cnam a lancé une campagne de contrôle des arrêts de travail, ciblant 500 médecins généralistes (sous MSO-MSAP). Les syndicats vous accusent de mettre la pression sur leur pratique. Comment réagissez-vous ?
Je connais la position historique des syndicats sur ce sujet. Mais je suis surpris par le vocabulaire utilisé : aller jusqu’à parler de « management toxique » [ce qu’a dit dans nos colonnes la présidente de MG France, la Dr Agnès Giannotti, NDLR] me semble pour le moins excessif, quand on parle de contrôles extrêmement ciblés, sur 500 médecins généralistes, soit 1 % d’entre eux.
D’autant plus que nous avons fait le retour d’expérience au mois de février, avec les syndicats médicaux, des précédents contrôles, puis, au mois de juin et nous avons présenté le détail de cette nouvelle campagne, y compris ses évolutions dont certaines souhaitées par les médecins. Par exemple, ils avaient pointé que, lors de la précédente vague de contrôles, certains praticiens n’avaient jamais eu de relation avec l’Assurance-maladie, le courrier leur arrivant « soudainement ». Désormais, l’ensemble des généralistes concernés par cette campagne ont été accompagnés préalablement. Ils ont fait l’objet d’une visite sur ce thème des arrêts de travail, soit d’un médecin-conseil, soit d’un délégué de l’Assurance-maladie au cours des deux dernières années.
L’ensemble des généralistes concernés par cette campagne ont été accompagnés préalablement
Sur le terrain et concrètement, les choses se déroulent de manière sereine. Ce sont des objectifs [de baisse des IJ] fixés sur plusieurs mois, que les médecins peuvent refuser. Ce n’est pas l’alpha et l’oméga de notre relation avec la profession ! En parallèle, nous avons engagé des travaux de régulation des plateformes de téléconsultation, avec la mise en place d’un agrément et le fait qu’elles ne puissent pas prescrire des arrêts de travail de plus de trois jours.
Il est essentiel de remettre les sujets à leur juste place. Ce qui m’intéresse, c’est de faire avancer la convention médicale, dans laquelle la profession s’est engagée, y compris sur les arrêts de travail, en ralentissant de 2 % par an leur progression annuelle. Comment, collectivement, atteignons-nous les objectifs fixés ? La semaine prochaine nous ferons le point, objectif par objectif, à l’occasion d’une commission paritaire nationale avec les syndicats ; j’espère que chacun aura retrouvé la sérénité nécessaire au bon déroulement du dialogue conventionnel.
Mais sur le « ciblage » de ces 500 généralistes faisant l'objet d'une mise sous objectifs (MSO), ne pensez-vous pas que d’autres critères seraient plus pertinents ? Certains confrères soutiennent que les patientèles peuvent varier au sein de la même structure…
Je le rappelle, nos travaux concernent des patientèles comparables. Nous lissons leurs différences en termes d’âge, d’ALD ou de précarité. Par ailleurs, un dialogue individuel s’opère entre chaque caisse et le médecin. Spécificités de patientèle, d’organisation, de territoire : les campagnes de mises sous objectif peuvent parfois être abandonnées car jugées non pertinentes. Ce n’est pas purement statistique. Nous ne parlons pas, pour les médecins concernés, de 10 % ou 40 % d’arrêts prescrits en plus, mais de 100 % ou même 200 % ! Il peut y avoir des spécificités mais un écart de 2 à 3 fois plus d’arrêts de travail que le confrère dans une situation comparable nous oblige à réagir.
Dans votre rapport charges et produits, vous demandez des changements de pratiques des prescripteurs, comme l'usage obligatoire du DMP, l'utilisation des ordonnances numériques. Est-ce que ces règles seront opposables aux médecins ?
Nous restons pleinement inscrits dans la convention médicale. Quinze programmes de pertinence et de qualité des soins ont fait l’objet d’un accord et désormais il faut avancer. Sur le numérique en santé, il apparaît logique que leur utilisation devienne systématique. Par exemple, lorsqu’un biologiste réalise un examen, les résultats doivent absolument être intégrés dans Mon espace santé, la rémunération de l’acte devra à un moment inclure cette dimension. Il en va de même pour les radiologues. C’est tout le sens du DMP.
Restent à définir les conditions pour que cette utilisation systématique se mette en place : ce sont des sujets qui peuvent relever de mesures législatives, dans un PLFSS (projet de loi de financement de la Sécurité sociale, NDLR). Il ne s’agit pas uniquement d’imposer les choses par la contrainte, je n’y crois pas. Mais dès lors que l’Assurance-maladie investit massivement dans Mon espace santé et les outils des professionnels, en ville comme à l’hôpital, il est légitime de faire en sorte que ces usages soient pleinement intégrés dans leur pratique quotidienne.
Des sénateurs ont proposé de moduler la rémunération des médecins en fonction de l’alimentation du DMP. Qu’en pensez-vous ?
Il est légitime que les parlementaires s’interrogent sur l’absence trop fréquente d’examens de biologie, de radiologie ou de comptes rendus hospitaliers dans Mon espace santé. Dans notre rapport Charges et Produits, nous avons évoqué une modulation de la rémunération, sans la définir dans le détail car cela doit être construit avec les professionnels. L’objectif est que l’alimentation du DMP devienne naturelle, systématisée.
Sur les ALD, vous prônez un suivi plus actif des patients par les médecins traitants. Pourquoi ?
L’enjeu n’est pas d’imposer des mesures immédiates mais de partager le diagnostic. En 2004, 12 % de la population était en ALD. En 2035, ce sera potentiellement un quart de la population. À ce rythme, trois quarts de nos dépenses maladie y seraient consacrés, ce qui n’est pas soutenable.
Évitons les caricatures : il ne s’agit pas de supprimer les ALD, personne ne propose cela, et surtout pas l’Assurance-maladie
Il faut donc réfléchir à l’évolution du dispositif des ALD pour le préserver. Évitons les caricatures : il ne s’agit pas de supprimer les ALD, personne ne propose cela, et surtout pas l’Assurance-maladie, qui veut au contraire le rendre viable dans la durée. Comment ? Il existe trois principaux leviers : la prévention et détection précoce des facteurs de risque - hypertension, obésité, diabète, insuffisance cardiaque, etc. - pour agir plus tôt ; la concentration du 100 % sur les soins efficaces - les traitements n’ayant pas de bénéfice médical majeur comme les cures thermales devraient être remboursés au taux normal ; et enfin la gestion plus active des sorties d’ALD. Aujourd’hui, certains patients restent inscrits en ALD alors que leur pathologie est stabilisée ou guérie et que leur dépense de santé est limitée. Il faut réactualiser plus souvent, sans attendre trois ou cinq ans. Les médecins traitants resteront en première ligne. Cela veut dire aussi être capable de détecter plus tôt les patients à risque, pour éviter qu’ils n’arrivent à l’hôpital avec un diabète avancé ou une insuffisance cardiaque grave.
En matière de calendrier, la ministre Catherine Vautrin a confirmé qu’il faudrait ouvrir rapidement ce chantier mais nous n’en sommes pas encore au stade des modalités ni du déploiement opérationnel.
À la suite du report de six mois des revalorisations, les syndicats ont dénoncé un « coup de canif » dans le contrat conventionnel. Que leur répondez-vous ? Les prochaines revalorisations s’appliqueront-elles ?
Je comprends l’émotion et la déception des professionnels de santé libéraux concernés. Mais ce report n’est ni une initiative de l’Assurance-maladie, ni une décision politique du gouvernement : c’est l’application d’un mécanisme de régulation prévu par la loi, qui s’impose à tous. Lorsque le comité d’alerte constate une trajectoire de dépenses maladie insoutenable, la loi prévoit automatiquement un report de six mois des revalorisations. Pour les médecins, elles ne sont pas supprimées mais décalées et entreront bien en vigueur début 2026.
Les revalorisations seront appliquées même si certaines ont été décalées
La convention médicale continuera de s’appliquer. Les nouvelles consultations longues, les revalorisations associées aux soins non programmés, les forfaits médecin traitant : tout cela sera bien mis en œuvre à compter du 1er janvier 2026. L’ensemble des avancées prévues se déploieront progressivement en 2026 et 2027, notamment la transformation des forfaits des médecins traitants pour renforcer leur rôle en santé publique et le suivi individualisé des patients. Je le redis : nous tenons nos engagements. Les revalorisations seront appliquées même si certaines ont été décalées.
Une mission parlementaire est en cours sur les dépassements d’honoraires. Quelle est votre position sur l’avenir du secteur 2 ?
Comme d’autres acteurs, j’ai été auditionné par cette mission parlementaire, qui n’en est qu’à ses débuts. Nous avons partagé un diagnostic : le contrat Optam fonctionne – la moitié des médecins de secteur 2 y ont adhéré – puisqu’il a permis de modérer la progression des dépassements. Mais depuis la sortie du Covid, il est vrai que la dynamique des dépassements d’honoraires s’est nettement renforcée. Cela tient à la fois au nombre croissant de praticiens qui s’installent en secteur 2 et à une hausse sensible des taux de dépassement. Quels sont les leviers pour limiter ces pratiques ? Je ne vais pas me positionner à la place des parlementaires. Mais ce travail doit associer toutes les parties prenantes – médecins, patients, Assurance-maladie – pour trouver des outils efficaces de régulation.
Vous avez relancé une campagne de signature des avenants aux contrats Optam de modération tarifaire. Que répondez-vous aux médecins qui jugent les conditions peu attractives ?
Nous avons décidé de décaler à la fin de l’année la signature définitive des contrats Optam. La raison est simple : ces avenants s’appuyaient sur la revalorisation tarifaire prévue en juillet, qui a été renvoyée à 2026. Nous allons donc reprendre un travail d’accompagnement et de pédagogie auprès des médecins. Ces nouveaux contrats sont la traduction stricte de la convention et des demandes des syndicats, notamment sur la mise à jour des périodes de référence sur lesquelles les objectifs sont fixés pour mieux correspondre aux pratiques réelles. Je le dis : dans un contexte d’attention légitime sur les dépassements d’honoraires, il est dans l’intérêt de tous que l’Optam fonctionne et que le plus grand nombre de médecins y adhèrent.
Les syndicats rejettent votre protocole d’accord sur les dépenses d’imagerie médicale. Allez-vous revoir vos propositions ?
Le Parlement nous a demandé d’élaborer un protocole pluriannuel visant 300 millions d’euros d’économies à l’horizon 2027. L’imagerie représente environ 6 milliards d’euros de dépenses, qui augmentent de 5 % par an, soit 900 millions supplémentaires d’ici 2027 ! Ce protocole ne vise donc pas à réduire les dépenses, mais simplement à ralentir leur progression d’un tiers. En 2027, je le souligne, nous dépenserons encore davantage pour l’imagerie qu’en 2024.
Surtout, ce protocole est le résultat de cinq mois de travail intensif avec les médecins et il repose sur un équilibre : des ajustements tarifaires ciblés et des mesures de pertinence. Il prévoit, pour avancer réellement sur la pertinence, de réunir toutes les conditions : que le médecin demandeur soit clairement identifié, que le motif de la demande d’imagerie soit précisé, que le radiologue puisse retracer l’historique du patient et suivre sa propre action.
Si les syndicats médicaux considèrent au final qu’on ne peut pas baisser d’un euro le moindre tarif de l’imagerie dans notre pays, cela laisse peu d’espoir
Nous avons retenu quatre situations cliniques prioritaires nécessitant un renforcement de la pertinence : la lombalgie commune, la gonalgie, la scapulalgie et la cervicalgie. Nous avons travaillé très finement et tout cela est encadré de façon détaillée. Si les syndicats médicaux considèrent au final qu’on ne peut pas baisser d’un euro le moindre tarif de l’imagerie dans notre pays, cela laisse peu d’espoir et je ne suis pas complètement sûr que cela soit à la hauteur des enjeux. Tous les travaux d’analyse convergent, ceux de la Cnam comme ceux des inspections générales (Igas et IGF) pour pointer certains tarifs surévalués. Soyons clairs : si aucun accord n’est trouvé, la loi prévoit que je peux procéder à des baisses unilatérales de tarifs cet automne et je le ferai si on en arrive là. Je suis convaincu que ce secteur peut pleinement continuer à se développer et à innover et qu’il peut le faire avec les baisses envisagées qui sont étalées sur trois ans.
Comment percevez-vous le flou politique actuel, le risque d’instabilité ?
Quel que soit le cadre politique, il est de la responsabilité de l’Assurance-maladie de continuer à faire avancer ses chantiers clés, notamment le déploiement des conventions signées avec les professions de santé. Cela dit, nous avons besoin d’un projet de loi de financement de la Sécurité sociale, c’est évident. Ce budget est nécessaire pour porter les transformations du système de santé et donner un cadre financier clair qui participera à la réduction du déficit de l’Assurance-maladie. À cet égard, je ne peux que souhaiter que les conditions politiques soient réunies pour qu’on ait un PLFSS dans les prochaines semaines, le plus tôt possible.
Mais l’instabilité à Ségur ne complique-t-elle pas votre tâche ?
Il est vrai que l’instabilité provoque des retards dans le déploiement des projets. Comme n’importe quel acteur du système de santé, nous souhaitons inscrire nos actions dans la durée et avec des résultats. J’observe toutefois que les ministres en place déploient des programmes et des mesures concrètes, preuve que ça n’empêche pas d’avancer !
Justement, comment la Cnam va-t-elle accompagner la nouvelle mission de solidarité territoriale permettant à des généralistes volontaires de faire des vacations dans les zones rouges ?
Nous travaillons avec les équipes du ministre Yannick Neuder sur la mise en œuvre opérationnelle de cette réforme et nous finançons les vacations à hauteur de 200 euros par jour. Le réseau de l’Assurance-maladie est mobilisé avec les Agences régionales de santé, en responsabilité pour déployer le dispositif qui se construit progressivement, avec déjà 150 intercommunalités recensées dans des territoires en grande difficulté. Ce sont des réponses concrètes qui sont apportées aux assurés, et c’est très positif.
[Article mis à jour jeudi 4 septembre, 22H]
Le principal syndicat de kinés libéraux appelle à la grève le 18 septembre
Ciblage des médecins prescrivant « trop » d’arrêts de travail : mise en cause, la Cnam détaille sa méthode
L’Académie de médecine veut assouplir les accès directs à certains spécialistes pour réduire les délais
Les maillages départementaux, échelons intermédiaires indispensables de l’attractivité médicale