C’est un peu devenu un rituel. Chaque matin, après le petit-déjeuner, Nadia, une quinquagénaire installée en Bretagne, ouvre le petit placard installé dans son salon et inspecte avec minutie son contenu : à l'intérieur, cinq plants de cannabis. Pendant une quinzaine de minutes, la Bretonne, malade du sida et sous trithérapie depuis seize ans, va prendre grand soin de son jardin d'intérieur pas comme les autres. « Le cannabis a changé ma vie », avoue-t-elle. Manque d'appétit, perte de poids, douleurs chroniques, anxiété… Des symptômes que Nadia attribue à la maladie et aux effets secondaires des traitements… et que la consommation régulière de cannabis apaise considérablement, selon elle. « Bien sûr, j'aurais pu me faire prescrire des somnifères et des anxiolytiques ». Mais Nadia s'y refuse : peur du risque de dépendance et volonté de ne pas multiplier, dans son organisme, la présence de molécules de synthèse…
Un budget de 100 euros par mois
Aussi, à la toute fin des années 1990, peu de temps après avoir commencé son traitement, Nadia a-t-elle décidé de recourir au cannabis. « J'en avais fumé un peu plus jeune. Je me rappelais de l'effet euphorisant et un peu anesthésiant, bien sûr, mais également que cela me donnait en général très faim ». Pendant plusieurs années, Nadia s’est fournie au marché noir, auprès d'un dealer. Un mauvais souvenir : « J'avais peur, tant des vendeurs que des forces de l'ordre. Et puis cela ne m’allait pas de participer ainsi au trafic ». Bien que consommatrice régulière, Nadia ne milite pas en faveur de la légalisation du cannabis – au-delà d'un usage thérapeutique de ce dernier – et ne croit pas que cela serait de toute façon une bonne chose. Indisposée par le mode d'achat et rétive à l'idée de continuer à inhaler des fumées toxiques, Nadia pense à renoncer au cannabis.
L'un de ses amis l'initie alors à l'autoproduction. Le concept lui plaît. « Aujourd'hui, je cultive trois variétés de plantes. La Sativa m'ouvre l'appétit, la Jamaïcain Dream apaise mes douleurs et la Monster mes angoisses ». Le secret de ses effets très ciblés, selon Nadia : « une présence plus ou moins importante de phyto-cannabinoïdes ». Parmi la soixantaine de principes actifs contenus : le fameux THC, bien sûr, et le CBD, un composé non-psychoactif découvert en 1940 et qui fait l’objet de nombreuses études pour ces propriétés médicales : soulagement de la migraine, des inflammations, de l'arthrite…
Pour Nadia, fini la fumette également : elle ne consomme aujourd'hui que la tête de la plante et utilise un vaporisateur. « On place la fibre végétale dans l'appareil, on fait chauffer… et en trois minutes c'est prêt ». Sa consommation quotidienne s'élève à 1,5 gramme. Avec le prix des graines, achetées en ligne à des boutiques spécialisées, le petit matériel et l’électricité, cela lui revient à environ 100 euros par mois.
Des peines de justice symboliques
« Il n'existe pas en France de statistiques sur le nombre de consommateurs, à des fins thérapeutiques, de cannabis », partage Fabienne Lopez, présidente de Principes Actifs, une association qui a pour but de diffuser à sa trentaine d'adhérents les dernières études publiées sur le sujet et de favoriser un partage d'expériences entre « usagers ». « Tout juste pouvons-nous constater que nous sommes, chaque semaine, sollicités par, en moyenne, deux ou trois personnes qui, souvent, consomment déjà ».
En général, les usagers prennent contact avec l'association après avoir rencontré des déboires avec la Justice pour production, consommation et incitation à la consommation de produits stupéfiants. À en croire les patients contactés par Le Généraliste, les procès ne seraient de fait pas si rares, à l'instar, de celui, très médiatisé, du militant Bertrand Rambaud qui a défrayé la chronique à Strasbourg en juin dernier. Son défenseur, Maître Joseph Breham, rappelle cependant que les peines restent, dans la très grande majorité des cas, légères : une amende ou de la prison, avec sursis. « Trois tribunaux ont même relaxé leurs patients, au motif de l'état de nécessité ». Une disposition du code pénal, issue d'une jurisprudence de 1900, et qui reconnaît au citoyen le droit d'outrepasser certaines règles associées au maintien de l'ordre public, en cas de péril imminent.
Une façon implicite pour la Justice de reconnaître le bien fondé d'une consommation du cannabis à des fins thérapeutiques ? « Les juges prennent en compte l'avis des médecins qui délivrent à leurs patients des certificats confirmant les effets bénéfiques de cette consommation sur leur santé », explique Jérôme Tetaz, vice-président de Principes Actifs. Ce dernier, atteint de myopathie, du syndrome d'Alagille, d’une thrombose oculaire et souffrant d’allergie à plusieurs médicaments, doit lui-même à la demi-douzaine de certificats délivrés par des médecins généralistes et neurologues d'avoir évité une lourde amende. « Même les gendarmes me laissent aujourd’hui tranquille : ils savent que je ne produis que pour moi ». Tout le monde n'a pas eu avec lui la même sollicitude : il y a une dizaine d'années des malfrats l'ont braqué peu de temps après la diffusion à la télévision d'un reportage qui lui était consacré !
Certificats médicaux et ordonnances pour acheter sa « dose »
« L'intérêt de l'utilisation du cannabis à des fins thérapeutiques, notamment comme tranquillisant ou antalgique est quelque chose qui se défend d’un point de vue médical », avance le Dr Claude Bronner, médecin généraliste installé en Alsace. Le praticien, également connu pour ses engagements syndicaux au sein d'Union Généraliste (FMF), en veut pour preuve les études publiées par des chercheurs notamment israéliens et américains, dont celles menées, à San Francisco, par le médecin français Pierre-Yves Desprez sur l'effet anti-métastasique d'un composé du cannabis, le cannabidiol. « Il suffit de discuter avec ses patients pour se rendre compte qu'une consommation raisonnée peut leur apporter un mieux-être ». Le professionnel de santé précise toutefois n'avoir été amené à délivrer qu’à deux personnes des ordonnances permettant d'acheter légalement à l’étranger des cannabinoïdes végétaux ou synthétiques. « Notre rôle est beaucoup dans la réduction des risques : rappeler, par exemple, que fumer du cannabis peut se révéler très dangereux… comme c’est par ailleurs le cas avec la consommation d’alcool ». L’assurance affichée du praticien dans les « bons gestes » à adopter et sa facilité à aborder le sujet… tranche avec le silence poli de la plupart des praticiens sollicités, par l'intermédiaire de leurs patients, par Le Généraliste.
Un tabou parmi le corps médical
« C'est toujours un tabou », décrypte le Dr Bertrand Lebeau, médecin addictologue intéressé de longue date par un usage thérapeutique du cannabis et membre de l'association SOS Addiction. « Je crois que les médecins amenés à suivre ces patients craignent de valider le recours à une drogue illicite dont l'usage peut être incontestablement nocif. Ils redoutent également d'éventuelles sanctions ».
Le Conseil National de l'Ordre livre de son côté n'avoir jamais sanctionné aucun médecin dans le cadre d'une affaire s'y afférant. « Beaucoup des praticiens avec lesquels nous sommes en contact se bornent de toute façon à ne faire aucun commentaire sur notre consommation et ne s’impliquent pas davantage », rappelle Fabienne Lopez. Quid de la commercialisation prochaine du Sativex®, prévue pour début 2015 et dont l'autorisation de mise sur le marché ne concerne que les personnes atteintes de sclérose en plaques ? Sarah, elle-même atteinte de SEP, garde un souvenir mitigé du médicament qu'elle a essayé par le passé après l’avoir acheté à prix d'or en Angleterre. Moins efficace que son joint pour lutter contre la douleur. « Mais pourquoi ne pas retenter l'aventure, dans un autre contexte, sans le stress lié à l'interdit » ?
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