En termes de responsabilité médicale, une jurisprudence datant d’octobre 2024 pourrait bousculer la défense des praticiens. La communication et le dossier patient s’avèrent alors d’autant plus cruciaux.
« Le secret, la responsabilité, la déontologie ne nous quittent jamais. » Ce parallèle entre la santé et le droit, le bâtonnier du barreau de Paris, Maître Pierre Hoffman, l’a partagé en introduction d’une journée organisée dans ses murs avec la Fédération des médecins de France (FMF). Organisé fin juin, cet événement a réuni médecins et avocats autour du thème « la preuve en responsabilité médicale, preuve diabolique ? ».
« La responsabilité médicale, ce délicieux fardeau que nous nous transmettons les uns aux autres : le médecin au patient, le patient à l’avocat, l’avocat au juge… », a déclaré le Dr Franck Clarot, radiologue, médecin légiste, vice-président de la FMF Normandie. Car si la responsabilité médicale est inhérente à la profession, une décision de la Cour de cassation du 16 octobre 2024 pourrait corser la situation. Ses implications ne doivent donc pas être négligées par les médecins, alors que le nombre de mises en cause reste élevé, comme en témoignent les chiffres de la MACSF (lire page 12). Ces dernières passant par l’assureur du praticien, la souscription d’un contrat de responsabilité civile professionnelle est obligatoire. Lors des procédures indemnitaires, l’assureur est le payeur, c’est lui qui est action du procès, tandis que le médecin est toujours associé à sa défense, détaille Maître Anaïs Français, avocate associée du cabinet Wenger-Français, spécialisé dans la défense des professionnels de santé dans le cadre de la mise en cause de leur responsabilité (civile, administrative, pénale et ordinale).
Le renversement de la charge de la preuve, quèsaco ?
La décision de la Cour de cassation d’octobre 2024 s’appuie sur un défaut d’informations dans le compte-rendu opératoire dans le cadre d’une arthroscopie de hanche réalisée par un chirurgien orthopédiste. Si le praticien a assuré suivre « systématiquement » les recommandations de la Société française d'arthroscopie, la mention de la procédure ne figurant pas dans le compte-rendu opératoire, la Cour a estimé qu’il incombait au professionnel de santé d’en apporter la preuve.
Cette décision a ainsi renversé la charge de la preuve. De quoi s’agit-il ? « Les professionnels de santé sont, en principe, seulement tenus d’une obligation de moyens. La loi du 4 mars 2002 a repris ce principe en affirmant qu’ils ne sont responsables des conséquences dommageables de leurs actes qu’en cas de faute. Les patients victimes qui souhaitent engager la responsabilité d’un professionnel de santé doivent donc prouver que ce praticien a commis une faute (défaut d’information, faute technique, défaut de surveillance postopératoire, perte du dossier médical…) », explique au Quotidien Maître Maud Geneste*, avocate au cabinet Auché et œuvrant dans la défense des professionnels de santé. Sauf… « dans le cas d’une absence ou d’une insuffisance d’information sur la prise en charge du patient, plaçant celui-ci ou ses ayants droit dans l’impossibilité de s’assurer que les actes de prévention, de diagnostic ou de soins réalisés ont été appropriés », est-il rappelé dans la décision d’octobre 2024.
Charge donc au médecin de prouver qu’il a bien effectué la prise en charge en conformité avec les recommandations. Cette décision vient « modifier profondément les règles de la responsabilité médicale », s’inquiète le Dr Clarot. Sur le site du syndicat, le médecin anticipe « des répercussions majeures » de ce renversement de la charge de la preuve : « Si cette approche est favorable aux victimes d’accidents médicaux, elle impose un défi aux professionnels de santé car il n’est pas aberrant de craindre l’extrapolation de cette appréciation à d’autres comptes-rendus ou à d’autres pratiques médicales. »
Rappelons que depuis l’arrêt Mercier de 1936, le médecin a « obligation contractuelle de délivrer des soins consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la science », explique Me Anaïs Français au Quotidien. Elle ajoute que la loi Kouchner de mars 2002 a été « une révolution en matière de droit de responsabilité », notamment grâce à l’accès direct pour le patient à son dossier médical.
Or ce document constitué par le praticien ainsi que sa traçabilité sont au cœur de nombre de procédures, comme le souligne Me Français, qui conseille d’y être particulièrement attentif. Elle avertit : la justice est « assez sévère envers des professionnels de santé qui ne sont pas en capacité de présenter le dossier ». « Dossier médical : la reine des preuves ? », s’est d’ailleurs interrogé Maître Renan Budet, avocat du barreau de Paris, associé chez Apex Avocats, lors de la journée de juin. « Indépendamment du dossier médical prévu par la loi, le médecin tient pour chaque patient une fiche d’observation qui lui est personnelle » et qui contient « tous les éléments actualisés, nécessaires aux décisions diagnostiques et thérapeutiques », selon le Code de la santé publique. Ce dossier patient constitue « une preuve majeure des soins dévoués et consciencieux », estime Me Budet. Avant d’ajouter : « Mal tenu, il peut entraîner le renversement de la charge de la preuve », comme l’a montré la jurisprudence d’octobre 2024. Le document doit être conservé vingt ans par les établissements de santé. Si aucun délai n’est mentionné pour le médecin, l’Ordre recommande un alignement, souligne Me Budet. Et en cas de dossier perdu, si « le médecin ne peut être tenu de communiquer un document qu’il ne détient pas », il se retrouve cependant dans l’obligation de démontrer que « les soins prodigués ont été appropriés », indique-t-il.
Par ailleurs, Me Français avertit : « Attention de ne pas faire de surcharge des dossiers », avant de partager le cas d’un médecin qui a communiqué un dossier alors que sa secrétaire avait déjà communiqué un dossier. À l’expertise, les deux documents n’étaient pas identiques. « Le patient doit être certain de disposer du dossier complet à la première demande », explique l’avocate. Elle conseille également de bien tout consigner, même les éléments négatifs : « Les médecins vont parfois remplir l’examen clinique mais, le test neuro étant normal, ils ne le notent pas. Si ce n’est pas noté, ça n’existe pas ! »
Ne pas négliger la communication avec le patient
Autres points importants à intégrer dans le dossier du patient : les informations qui lui sont délivrées. « La jurisprudence facilite la preuve de la faute dite présumée en cas de défaut d’information du patient sur les risques fréquents ou graves et normalement prévisibles liés à l’acte », a averti Clara Girardi, directrice technique et commerciale du Pôle médical et sciences de la vie chez WTW, société de courtage en assurance, lors de la journée au barreau de Paris. Elle a ainsi insisté sur le fait de délivrer cette information « par tout moyen » et de la reprendre et tracer dans le dossier du patient. Une vigilance à laquelle appelle également Me Geneste : « Tout va se jouer sur l’information au patient. » Elle insiste sur la rédaction du consentement, notamment avant un acte chirurgical : « Tous les risques, mêmes potentiels, exceptionnels doivent être écrits. »
Et si, malgré tout, le praticien se retrouve mis en cause, la communication avec le patient s’avère bien souvent cruciale. « La profession a changé et la communication avec les patients aussi. La présence des médecins est indispensable dans les expertises. Il faut assister aux commissions de la CRCI (commission régionale de conciliation et d’indemnisation) », note Me Geneste. De son côté, Me Français observe : « On arrive à concilier 60 à 70 % des affaires car c’est le moment où patient et professionnel de santé se rencontrent. Cet échange peut être constructif et efficace. »
De nouveaux facteurs de risque
Et le mieux est encore de ne pas être mis en cause par les patients ! Pour réduire les risques, Clara Girardi insiste sur la formation pour justifier d’avoir exercé « conformément aux règles de l’art à la date du geste ». Le Dr Clarot ajoute : « Quand vous voulez minimiser les risques, vous devez travailler au plus près des recommandations des sociétés savantes, les respecter, vous former, communiquer avec les patients… »
Et si vous utilisez de l’intelligence artificielle ? Le principe de garantie humaine s’applique afin d’assurer un développement éthique des systèmes mais également une supervision humaine. « Quoi qu’il arrive, s’il y a un problème avec l’IA, le praticien a l’obligation de traiter le patient et de lui délivrer des soins conformes aux acquis de la science », note Me Geneste.
Autre sujet d’inquiétude : le contexte démographique. « La charge de travail va augmenter car il y a de moins de moins de professionnels pour exercer. Nous sommes possiblement plus exposés à des erreurs », s’alarme le Dr Clarot. Et les deux jours de solidarité dans les zones rouges, qui ont débuté en septembre, préoccupent aussi les médecins. « Légalement, nous serons responsables de la prescription. Mais si nous ne sommes pas là pour recevoir les résultats d’un examen, si on découvre un cancer, on fait quoi ? », s’interroge la Dr Anne-Marie Ladeveze-Cayla, médecin généraliste (CSMF), élue URML des Pays de la Loire. Le Dr Clarot renchérit : « Votre responsabilité, vous l’emmenez avec vous ! »
*Maître Geneste est partenaire du Quotidien du Médecin et répond aux questions de nos lecteurs dans la rubrique Le Droit & Vous