Mange du chou kale et tais-toi

Publié le 23/05/2025
Article réservé aux abonnés

Vu par Catherine Bertrand-Ferrandis – Comment faire passer une vision radicale de la société sous des airs de conseils santé ? Aux États-Unis, c’est simple. Il suffit de parler « empowerment nutritionnel » et de saupoudrer de smoothies verts.

Crédit photo : @PRELAUD

Plus rien ne nous étonne plus dans les actus outre-Atlantique. Mais la nomination d’une influenceuse bien-être au poste de Médecin-Chef (Surgeon General) des États-Unis pourrait bien être un signal à ne pas négliger.

Officiellement, Casey Means est médecin, formée à Stanford, passée par la chirurgie ORL. Officieusement, elle a quitté la clinique, abandonné son internat, co-fondé une start-up de “suivi glycémique en continu” et écrit un best-seller sur la « révolution métabolique ».

Au printemps 2020, elle affirme que le Covid est « un moment darwinien pour l’Amérique ». Comprenez : un moment de sélection naturelle. Une phrase qui en période de pandémie n’est pas une métaphore, mais une sentence.

Social darwinisme et santé publique

Pour certains observateurs américains (1), son discours ressemble à une philosophie politique centenaire : celle du darwinisme social.

Cette idéologie, popularisée au XIXe siècle, prétend que les plus “aptes” survivent et que les “faibles” sont naturellement écartés. Appliquée à la santé publique, c’est la porte ouverte au tri par le métabolisme, au mépris des vulnérabilités, et à une forme moderne de sélection invisible.

Problème : aux États-Unis, le Surgeon General est le porte-parole du gouvernement sur les questions de santé publique. Il informe et éduque le public, émet des avis, mène des campagnes de sensibilisation, et traduit les recommandations scientifiques pour la population. Cerise sur le gâteau, il commande aussi plus de 6 000 professionnels de santé en uniforme, mobilisés en cas d’urgence sanitaire.

La médecine au service d’un récit politique

En 2020, Means écrivait (2) : « Les Américains doivent renforcer leurs défenses immunitaires par des changements radicaux de régime et d’exercice – ou risquer de tomber malades et de mourir. » On ne meurt donc pas à cause des inégalités, des conditions de travail, de la pollution ou du stress chronique. On meurt parce qu’on n’a pas mangé assez de graines de chia. Un peu court, non ?

Ce discours culpabilisant pourrait bien être le masque poli du mouvement Make America Healthy Again (MAHA), qui tend à blâmer les individus plutôt qu’à les protéger. Derrière les slogans bien-être, on sabre les fonds pour la recherche publique, on désarme les institutions de prévention, on fait du corps humain une entreprise individuelle.

Pendant ce temps, les médecins savent bien que santé, alimentation et exercice ne sont pas qu’une histoire de choix. Ils sont conditionnés par les moyens financiers, le lieu de vie, niveau d’éducation, temps disponible, l’histoire familiale, la fatigue mentale. Rien de tout cela n’entre dans l’appli Levels ou les posts Instagram de Casey Means.

Sommes-nous à l’abri ?

En France aussi, la rhétorique de la santé méritée gagne du terrain. Des influenceurs vendent des programmes de détox pour éviter les “micro-inflammations silencieuses”. Des patients remettent en question les traitements “chimiques” au profit de “l’immunité naturelle”.

Ce glissement s’enracine dans un climat où la confiance en la médecine scientifique vacille. Où les récits alternatifs – souvent séduisants, souvent simplistes – remplissent le vide laissé par les institutions. Et où la santé devient une performance à livrer, plutôt qu’un droit à garantir.

Le problème vient des dérives idéologiques, désinformations et conflits d’intérêts associés

Le sujet de ce billet n’est pas de condamner les pratiques de soins non conventionnelles, loin de là. On connaît les bénéfices d’une prise en charge « globale » des pathologies. Le problème vient des dérives idéologiques, désinformations et conflits d’intérêts associés.

La nomination de Casey Means est plus qu’un fait divers. C’est un signal fort de l’époque.

Elle pose une question qui nous concerne tous, en blouse ou en civil : que voulons-nous faire de la médecine ? Un outil de distinction entre les forts et les faibles ? Ou un espace préservé de solidarité, de protection, d’accueil de tous les corps, même fatigués, même cabossés, même mal nourris ?

Personnellement, j’ai fait mon choix. Et vous ?

(1) https://www.importantcontext.news/p/trumps-new-surgeon-general-pick-had?
(2) https://www.wired.com/story/casey-means-surgeon-general-trump-rfk-contr…?


Source : Le Quotidien du Médecin