LE QUOTIDIEN : La nouvelle ministre de la Santé n'est pas médecin contrairement à ses deux prédécesseurs. Pensez-vous que ce soit un handicap ?
Pr RÉMI SALOMON : Non, je ne suis pas sûr que ce soit indispensable d'être médecin à ce poste, même si cela apporte sans doute quelque chose. En revanche, il est impératif qu'un ministre de la Santé soit à l'écoute et aille sur le terrain. Depuis que je suis président de la Conférence, je me rends régulièrement dans les CHU et, à chaque fois, je prends le temps de m'asseoir et de discuter avec les soignants. On se rend compte qu'on peut être très vite déconnecté du terrain !
Quels dossiers la nouvelle ministre doit-elle prendre en priorité ?
Le plus urgent, ce sont les urgences et l'accès aux soins non programmés ! Cela craque un peu partout et la situation risque de s’aggraver encore cet été. L'hôpital est bord de l'effondrement. Nous ne sommes pas non plus à l'abri de nouvelles vagues de Covid ou d'une canicule.
Le problème vient pour partie de l'aval. Je pense à des secteurs sinistrés comme la pédopsychiatrie. C’est insupportable d’assister à cette épidémie de tentatives de suicide chez les jeunes et de voir qu’on les renvoie parfois chez eux par manque de structures d'accueil. On pourrait aussi parler des difficultés en soins de suite et réadaptation (SSR). Quant aux cliniques, elles disposent aussi de structures d'accueil d'urgences, mais elles prennent les patients les moins compliqués, les moins contraignants. Et bien sûr, de l'autre côté, il y a toute la question de l'amont et des difficultés de la permanence des soins ambulatoire (PDS-A).
Quelles seraient vos propositions pour régler la crise des urgences ?
Nous n’avons plus le choix, il faut revaloriser le travail de nuit et des week-ends si on veut garder les soignants dans les services d'urgences mais également dans les maternités, les blocs opératoires. Et c'est pareil pour la ville ! Nous avons une responsabilité collective pour éviter une rupture totale de l'accès aux soins.
Force est de constater que l'hôpital ne tient plus tout seul à certains endroits. Je dis donc aux médecins libéraux : que l’on soit à l'hôpital ou en ville, nous ne pouvons pas laisser la population sans accès aux soins. Que va-t-on faire s'il n'y a plus de service d'urgences ou plus d'hôpital dans votre région pour les patients dont la prise en charge nécessite un plateau technique ? En période de crise, chacun a tendance à se replier sur son activité. Mais la situation nous oblige à modifier nos postures habituelles. Il faut réfléchir ensemble et voir comment nous pouvons nous coordonner.
Ne faudrait-il pas réguler l'accès aux urgences ?
L'une des clés du problème des urgences est l'information et la formation de la population. Il faut que les patients viennent aux urgences parce que c'est urgent, non pas juste parce que c'est ouvert le soir et la nuit. La régulation à l'entrée aux urgences sera au cœur du principe du service d'accès aux soins (SAS) qui est en train de se mettre en place. Je crois qu'il nous faudra, en effet, l'accompagner.
Vous avez évoqué un risque imminent de rupture d'accès aux soins. Qu'entendez-vous par là ?
J’ai peur que les soignants perdent tout espoir d'amélioration, qu’ils finissent par jeter l'éponge et qu'on assiste à des fermetures en cascade, notamment de services d'urgences. Quand les soignants se désengagent et partent, c'est difficile de les faire revenir. Les départs de l'hôpital public ne sont peut-être pas massifs actuellement mais cela fait tellement longtemps que nous sommes « ric-rac » que tout nouveau départ nous met encore plus dans la difficulté.
Aujourd'hui, nous sommes dans le creux de la vague à cause de l'insuffisance du numerus clausus dans le passé, facteur conjugué à la réduction du temps de travail. Il va falloir encore une bonne dizaine d'années pour remonter la pente. On me reproche souvent d'avoir un discours trop pessimiste qui fait fuir les gens. Mais, ce qui fait fuir les gens, c'est la réalité ! Beaucoup de jeunes s'inscrivent dans les facultés de médecine et les écoles d'infirmiers. Mais c’est après que cela se complique.
Le Ségur a-t-il répondu à la problématique des conditions de travail ? Que proposez-vous pour restaurer l’attractivité ?
Il faudrait déjà pouvoir travailler dans des locaux non vétustes, avoir des outils informatiques qui fonctionnent bien, ne pas être surchargés de tâches administratives. Et surtout, pour bien travailler, il faut être suffisamment nombreux. Si une infirmière doit prendre en charge 15 ou 20 patients, elle ne pourra pas bien soigner. La perte de sens, ce n’est pas uniquement le temps insuffisant d’échange avec le patient, c’est aussi l’impression d’avoir fait une « bêtise » qui occasionne du stress. Quand les jeunes infirmiers sortent de l’école, ils ne se sentent pas prêts à travailler avec les services, car la formation n’a pas été suffisante.
Faut-il mettre en place un ratio patient/soignants maximal ?
Si on exigeait une infirmière pour huit patients, il faudrait des dizaines de milliers d’infirmiers en plus. Cela ne peut donc pas être une décision suivie d’un effet immédiat, mais c’est un objectif à fixer. Pour y arriver, il faut des moyens et revaloriser les salaires. C’est une question qu’il va falloir remettre sur le tapis lors du vote de l’Ondam (objectif national des dépenses d'assurance maladie, NDLR) au Parlement à l'automne prochain.
Il faudra réfléchir de cette façon : de quoi a-t-on besoin pour bien soigner, tout en regardant là où on peut faire des économies ? C'est indispensable de partir des besoins car une société qui n’a plus la capacité de bien soigner ses citoyens va à sa perte. D’autant plus que cela coûte de l’argent d’avoir des gens en mauvaise santé. Et, la santé, c’est aussi la santé publique. Le créateur des CHU, Robert Debré avait prévenu, dix ans après leur création : « la troisième étape de ma réforme, c'est la santé publique. Ce sera à mes successeurs de la réaliser ». Sauf que, 60 ans après, on ne l’a pas faite…
Que pensez-vous du modèle du CH de Valenciennes qui mise sur l'autonomie managériale des médecins ?
Je n’ai pas encore visité cet hôpital, mais j’ai entendu que ce n’était pas forcément toujours la panacée. C'est vrai que, durant la première vague Covid, tout le monde s'était mis autour de la table et on a éliminé un grand nombre de procédures. Puis après, tout est revenu comme avant. Je ne crois pas qu'il y a trop d'administration à l'hôpital, mais il y a certainement trop de bureaucratie, trop de tableaux ou d'indicateurs à remplir.
Il faut aussi médicaliser la gouvernance. Certains, comme Martin Hirsch, émettent l’idée de nommer des directeurs-médecins. Mais, comme pour le ministère de la Santé, je ne pense pas qu'il suffise de nommer un médecin pour que l’affaire soit réglée. Il est surtout important que les gens qui prennent les décisions entendent le terrain. Et l’entité qui a le plus de sens pour les soignants, c'est le service.
Que pensez-vous du nouveau statut unique de praticien hospitalier ?
Il a permis de revaloriser en partie les salaires mais aussi de titulariser plus vite certains soignants. Par ailleurs, je veux dire que je suis très attaché au statut de PH et de HU. Pour bien remplir ses missions de service public, il faut avoir un statut et non des contrats avec objectifs.
Vous êtes donc en désaccord avec Martin Hirsch, directeur général de l'AP-HP, sur ce point ?
Oui. Qu’il y ait des différenciations salariales, pourquoi pas. Cela peut se justifier, notamment pour tenir compte du coût de la vie en région parisienne. On peut aussi imaginer des incitations pour mieux rémunérer certaines spécialités. Mais il faut que cela soit discuté de manière transparente, plutôt à l’échelle d’une région et non pas à l‘échelle de l’hôpital, car, sinon, c’est le mercato ! C’est d’ailleurs ce que l’on observe dans la concurrence avec le privé. Le statut de la fonction publique fait partie intégrante des valeurs de notre République. Ce n’est pas non plus quelque chose que l’on peut remettre en cause tous les cinq ans.
Quelles sont vos priorités à la tête de la conférence des CME de CHU ?
Nous voulons réfléchir aux questions de formation, notamment des paramédicaux et à la quatrième année d'internat de médecine générale. Globalement, nous souhaitons échanger davantage avec les représentants des internes. Dans notre commission « territoires », nous allons aussi travailler sur le lien du CHU avec la médecine de ville et les autres centres hospitaliers.
Le développement durable est également un sujet majeur car l'hôpital est un très gros pollueur. Enfin sur le sujet du numérique, nous pensons que les médecins devraient s'impliquer davantage car on ne peut pas laisser faire les start-up. Celles-ci ont des stratégies bien définies qui peuvent être différentes de nos objectifs hospitalo-universitaires.