LE QUOTIDIEN : Quelle signification votre élection à l'Académie française revêt-elle pour vous en tant que médecin et scientifique ? Comment envisagez-vous votre rôle ?
Pr RAPHAËL GAILLARD : Je m’emploierai modestement à ce dont l'Académie est la garante : promouvoir la langue française. Pour ce qui est de la signification de cette élection, c'est un honneur qui va bien au-delà de ma personne. Il faut considérer que c’est la médecine qui est ainsi distinguée. Car pour travailler au dictionnaire, première mission de l’Académie, il faut pouvoir comprendre les mots techniques, et les médecins ont cette faculté d’embrasser un éventail plus large de disciplines que d’autres professionnels. Ce sont aussi les liens de la médecine avec la littérature, avec le sens du récit, qui sont rappelés, et c'est en ce sens qu'Henri Mondor, Jean Bernard, Jean Delay, ou dernièrement Yves Pouliquen, ont appartenu à cette compagnie.
Pour le psychiatre et neuroscientifique que je suis, cette élection témoigne peut-être d'une prise de conscience des enjeux anthropologiques majeurs de l’essor des neurosciences et de l’intelligence artificielle (IA). Il s’agit à la fois d’une opportunité et d’un défi de taille. D'un côté, la puissance de l’IA laisse augurer des applications passionnantes pour la médecine, et bien au-delà. Mais de l’autre, se pose la question vertigineuse de ce que produira notre rencontre avec cette technologie, notre hybridation technologique. Nous payons déjà au prix fort la puissance de notre cerveau : à ce niveau de complexité, il y a des bugs, et c’est ce dont nous faisons l’expérience sous la forme des troubles mentaux. En somme, notre cerveau ne se supporte plus. L’augmenter encore par la technologie se paiera d’un prix plus élevé encore, c’est-à-dire d’une augmentation de l’incidence des troubles mentaux.
Si nous sommes intelligents, c’est parce que nous lisons
Vous considérez l'invention de l'écriture comme une première forme d'hybridation. En quoi ?
L'écriture a littéralement, c’est le cas de le dire, révolutionné nos capacités intellectuelles en augmentant chaque être humain du savoir de tous les autres. Écrire consiste à déposer hors de soi son savoir, et nous pourrions dire que le livre est le premier disque dur externe. Lire consiste à se réapproprier ce savoir, le réincorporer, s’hybrider avec. Cette aventure n’est pas toujours sans danger. Songeons à Emma Bovary, qui se suicide à force de rêver sa vie comme un roman d’amour, Don Quichotte qui combat des moulins à vent à force de romans de chevalerie, ou à ce que Daniel Pennac appelle « les maladies textuellement transmissibles ». Mais dans l’ensemble, cette aventure de l’écriture et de la lecture est une grande réussite. Si nous considérons l’hybridation technologique comme venant en écho à cette hybridation primordiale, pourquoi ne pas considérer que l’une prépare à l’autre ? C’est l’hypothèse que j’avance.
Au reste, l’IA elle-même en est un bon témoin. Qu’est-ce qui a rendu l’IA intelligente ? C’est la rencontre du réseau de neurones formels qui la constitue avec la lecture. Au 3ème millénaire, cela aurait pu être le fait de regarder des millions d’images, mais non, ce qui a rendu intelligent ChatGPT, c’est la lecture de millions de pages. C’est la démonstration la plus puissante à ce jour de ce que la lecture fait à un cerveau : lui donner une « tête bien faite plutôt que bien pleine », comme le souhaitait Montaigne, le rendre intelligent.
Quel impact cet essor des technologies d'augmentation pourrait avoir sur la pratique médicale ?
Un impact massif à bien des égards. D'abord, toute une panoplie d'outils diagnostiques et thérapeutiques inédits va transformer les gestes cliniques en eux-mêmes : de l'imagerie médicale augmentée par l'IA aux interfaces cerveau-machine pour restaurer des fonctions cérébrales, les médecins devront se réapproprier ces innovations de rupture.
Mais au-delà, la médecine elle-même, en tant que champ de connaissance et de pratique, pourrait bien devoir se réinventer. L'automatisation progressive des actes et raisonnements de routine par l’IA pourrait redéfinir le rôle et la posture du médecin, le recentrant sur des dimensions plus spécifiquement humaines.
Certaines voix s'élèvent pour dire que les machines commencent à dépasser les humains, y compris en matière d’empathie. Cela ne remet-il pas en cause la plus-value du médecin ?
C'est une inquiétude qu'il ne faut pas balayer d'un revers de main. L’IA a fait effectivement des progrès considérables pour simuler des comportements empathiques très convaincants. Pour autant, les aptitudes humaines d’un bon médecin vont au-delà de la seule simulation. Elles procèdent d'une véritable aptitude à la mise en récit, à la reconstruction interprétative et globale d'une trajectoire de vie. Au travers d’une rencontre : le colloque singulier.
Le problème majeur aujourd’hui, c’est que par facilité et par manque de moyens, on forme les étudiants par la seule accumulation brute de connaissances, négligeant l’apprentissage de la hiérarchisation de ces connaissances. Le règne du questionnaire à choix multiples (QCM) en est le symptôme culminant. Pas de hiérarchie, pas d’organisation de la réponse, juste un océan de connaissances dans lesquelles on picore. Pourtant toutes les causes de douleur thoracique ne présentent pas le même caractère d’urgence ! Le QCM abolit l’organisation des connaissances, c’est-à-dire qu’il rompt avec l’exigence d’organiser sa réflexion en étapes successives, le geste se résumant à cocher une case correspondant à ce qui est vrai ou ne l’est pas.
Nous confondons en matière de pédagogie la destination et le chemin à parcourir pour l’atteindre. Tout apprentissage se fait par étapes, avec un rythme à respecter. L’IA elle-même n’est mise en service qu’après avoir été entraînée, et comme je l’ai dit après avoir lu des millions de pages. Oui nous utiliserons dans l’exercice clinique l’IA au quotidien, mais encore faut-il avoir nous-mêmes intégré un savoir médical suffisamment solide pour naviguer sereinement. Cela passe, je pense, par l’apprentissage de connaissances dont certaines resteront à jamais ou presque en soi, et d’autres auront vocation à s’effacer. La première étape est encore de les apprendre. Ensuite émerge la synthèse, après avoir ainsi donné forme à nos connexions neuronales. On prête à Édouard Herriot, entre autres, la phrase : « la culture, c’est ce qu’il reste dans l’esprit une fois qu’on a tout oublié ». J’ajoute que l’intelligence est ce qui émerge dans un réseau de neurones lorsqu’il a été traversé par des textes, qu’il les stocke ou non. Et qu’en matière de médecine il faut pour cette forme d’intelligence avoir été en effet confronté à ce savoir médical et à sa mise en pratique pour que cette trace devienne opérante. Abandonner la hiérarchisation des connaissances lors de l’apprentissage et surtout de sa restitution (les modalités d’examen, désormais dominées par les QCM) est une aberration cognitive.
Qui plus est, c’est par le langage, puis par l’écriture, que nous racontons des histoires. Et c’est ainsi également que nous devenons sensibles à ces histoires, à ces récits. Il nous faut aujourd’hui réinventer une discipline, la médecine narrative, pour rééduquer les étudiants en médecine par la lecture et l’écriture à cette écoute. C’est une très bonne chose, mais c’est aussi le témoin d’un fiasco : nous avons sélectionné des étudiants qui n’ont plus cette compétence. Or plus les outils techniques et technologiques deviennent puissants et complexes, plus la vision d’ensemble du praticien devient cruciale pour en piloter un usage avisé et éthique. C’est donc un impératif : nous devons réancrer la médecine dans l’attention au récit de soi, qui est le cœur de l’exercice de la médecine. Former de véritables « savants » au sens large, capables d’embrasser la globalité d’une situation de soin dans sa dimension anthropologique.
Quelles seraient les compétences narratives, littéraires et culturelles à renforcer dans la formation des futurs médecins ?
Comme je l’ai dit, cela commence par revoir les sources du savoir et surtout les modalités de restitution ou de contrôle des connaissances (se débarrasser des QCM, ou du moins en abolir le règne). Il faudrait aussi revaloriser les liens de la médecine avec la littérature, ou plus généralement les fictions – pourquoi pas par exemple au travers de la richesse de la trame narrative des séries – pour cultiver cette sensibilité à la complexité des récits et des trajectoires humaines. La relation thérapeutique procède de cette faculté du médecin de se mettre à la portée des mots et du vécu singulier du patient. L'enjeu est de co-construire un récit de soin avec le patient. Il se trouve que l’interaction avec ChatGPT peut justement participer à cet apprentissage. Il faut donc s’y entraîner, car il est évident que tout le monde n’a pas la même habileté. Mais en amont, il faut soi-même être capable de construire un récit, et pour ce qui est de la médecine, il faut être solidement ancré dans un savoir médical minimal dont il faut d’urgence définir les contours.
Au passage, si les médecins n’écrivent pas des observations de qualité, sur quoi l’IA pourra-t-elle travailler efficacement ? Il y a une urgence à réapprendre à écrire une observation, parce que c’est ainsi que s’organisent le savoir médical et sa mise en pratique, et également parce que c’est ce que l’IA pourra exploiter.
Quels freins culturels et organisationnels lever au sein des facultés pour opérer ce virage ?
Il faut diversifier l’origine des étudiants en médecine, et peut-être les récentes réformes de la première année de médecine vont-elles dans ce sens, même si elles se sont accompagnées de quelques effets pervers. Il faut cesser de réinventer la pédagogie, avec une novlangue qui n’a rien à envier aux instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) lorsqu’ils théorisaient la vertu du « référentiel ballon » pour expliquer les vertus du jeu de la balle au prisonnier aux futurs instituteurs. La simulation est évidemment une bonne idée, mais la formalisation sous la forme des ECOS pour l’épreuve nationale classante nous mène tout droit vers une usine à gaz, inutilement coûteuse en énergie à un moment où les hôpitaux sont exsangues, et très probablement injuste. Au risque d’être un peu vieille école, je dirais que les modalités qui ont prévalu pendant quelques décennies sinon siècles sont peut-être les bonnes…
Cela ne consiste pas du tout à tourner le dos aux nouvelles technologies. Aujourd’hui un étudiant en 2e année de médecine peut écouter tous les bruits cardiaques anormaux, à des degrés différents, en quelques clics, quand hier il fallait attendre d’avoir la chance de poser son stéthoscope sur une poitrine en suivant une visite avec 15 personnes. C’est fantastique. Mais dans cette visite, on savait à quelle pathologie et l’ensemble de ces conséquences rattacher cette auscultation, elle s’incarnait. Et on découvrait aussi que l’individu dont le cœur dysfonctionnait avait une histoire à partager. Je suis persuadé que l’on peut bénéficier des progrès technologiques et notamment de l’accessibilité des connaissances tout en maintenant une organisation de ces connaissances. Et en se souvenant toujours de l’être humain dont il est question.
Une médecine réellement « augmentée » le sera autant par le retour aux humanités que par les nouvelles technologies
Les patients eux-mêmes sont désormais « augmentés » par un accès facilité à l'information médicale en ligne. En quoi cela joue sur la relation thérapeutique ?
Avec l'essor d'internet, des ressources en santé numérique et désormais de ChatGPT, les patients arrivent souvent en consultation déjà riches d'une somme de connaissances qu’ils ont glanées. Cela bouscule la relation classique, dominée par un quasi-monopole du savoir médical par le médecin. Nous assistons à une forme de rééquilibrage, voire de renversement des rapports de connaissances. Le praticien doit apprendre à composer avec ce « patient augmenté », à développer de nouvelles postures pédagogiques pour contextualiser et hiérarchiser ces informations brutes parfois contradictoires.
L'augmentation par les neurotechnologies ouvre la perspective d'hybridation de l'humain et de la machine. N'y a-t-il pas un risque de déshumanisation de la médecine si cette frontière s'estompe ?
Nous devons apprendre à apprivoiser ces formes d'enchevêtrement entre le biologique et le technologique, sans perdre de vue l'essence même de notre humanité. La médecine a justement ce rôle clé de garder un lien essentiel à notre corporéité, à notre vulnérabilité existentielle. Le risque d'une dérive transhumaniste désincarnée est réel. Le médecin « augmenté » sera cette figure d'équilibre, sachant tirer le meilleur de ces innovations, mais dans un projet pleinement humaniste.
Finalement, n’entrons-nous pas dans un nouveau chapitre de notre condition humaine ?
Absolument, ces bouleversements techniques et scientifiques nous obligent à repenser notre anthropologie. Qu'est-ce qui fait l'essence, la spécificité de l'humain quand ses capacités sont constamment transcendées par ces prothèses et augmentations cognitives ? Quelle nouvelle philosophie de l'existence se profile ? Le corps médical est en première ligne pour participer à ce chantier de redéfinition du corps humain et de ses potentialités. Nous bénéficions dans la culture classique de grands textes pour le penser. Une médecine réellement « augmentée » le sera autant par le retour aux humanités que par les nouvelles technologies.
Repères
1976
Naissance à Paris
2004
Diplôme d’État de docteur en médecine (Université Paris Descartes)
2007
Docteur en neurosciences (thèse dirigée par Lionel Naccache)
2019
Prix Maria et Philippe Halphen de l’Académie des sciences
2022
Son ouvrage Un coup de hache dans la tête. Folie et créativité a été distingué par le prix Jacques de Fouchier de l’Académie française
2024
Publication de son essai L’Homme augmenté
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