Le tournant de la rigueur du printemps 1983 s’explique par l’ambition européenne de François Mitterrand, son fédéralisme et non par la crise financière que traversait alors le pays. Ne tordez-vous pas le cou à l’histoire pour les besoins de la démonstration ?
Non. Il n’y avait pas de « crise financière » en mars 1983. L’endettement public, en particulier, n’était que de 20 % du PIB ; aujourd’hui ce même ratio atteint 116 % ! Les chiffres d’alors ont été dramatisés à dessein pour une situation certes sérieuse mais en rien dramatique. Surtout, on pouvait très bien engager cette politique « de rigueur » sans en faire la première étape d’une glissade fédéraliste. Or c’est bien ainsi que Mitterrand et Delors ont conçu et décidé le revirement de mars 1983, qui fut un tournant fédéraliste et non un virage « libéral ». C’était là pour eux le moyen de convaincre Kohl et Thatcher de nommer Delors à la tête de la Commission européenne (janvier 1985), de préparer la présidence de l’Europe par Mitterrand (janvier – juillet 1984), de lancer l’acte unique européen (1986) qui allait à la fois enclencher un nouvel engrenage fédéraliste (extension du vote à la majorité) et lancer le grand mouvement de libéralisation de l’Europe (300 directives libérales pour mettre en place le « grand marché unique »). Rien n’imposait de passer de la « rigueur » au fédéralisme, si ce n’est la volonté politique de Mitterrand, dont c’était le « grand dessein ».
Pourquoi l’Europe est-elle une machine à dépolitiser ?
L’Europe institutionnelle a été construite pour et par la dépolitisation. Par : ses principaux instruments – la libre concurrence, le droit – se veulent apolitiques. Pour : l’objectif assigné consistait à dépasser définitivement ces « lieux maudits » de la politique et du pouvoir qu’étaient et que restent les États‐nations aux yeux des européistes. La dépolitisation, c’est l’ADN du projet européiste.
Sur quels arguments accusez-vous François Mitterrand et Jacques Delors d’avoir inventé la globalisation de l’économie et non Wall Street ?
Pas sur des arguments, mais sur des faits, irréfutables. Rawi Abdelal, professeur à Harvard – que je cite abondamment — a consacré un livre entier à les établir. Il a en particulier recueilli les témoignages des deux principaux acteurs de cette « grande transformation », Delors et Lamy. Ce sont eux qui ont conçu et fait adopter la directive européenne du 24 juin 1988 qui a imposé la libéralisation totale des mouvements de capitaux en Europe et, par contrecoup, dans le reste du monde. Ce ne sont donc pas de « méchants » Anglo-Saxons – Thatcher, Reagan — qui ont décidé de libérer les forces de la finance, mais de braves « socialistes » français. Et c’est cette première globalisation, celle de la finance, qui a entraîné celle de la production – les délocalisations — et du commerce – les porte-conteneurs qui peuplent désormais nos océans.
Quel est le grand secret de la présidentielle révélé dès 2002 par Michel Barnier ?
« La plupart des décisions que les candidats vont s’engager à prendre avec la confiance du peuple ne relèvent plus d’eux seuls [...]. Transports, énergie, environnement, agriculture, industrie, protection des consommateurs, sécurité alimentaire, immigration, tout cela et bien davantage relève d’un pouvoir partagé avec l’Union européenne. » Tel est « le grand secret de la présidentielle », qu’un des plus fervents européistes, Michel Barnier, je le cite, révéla à la veille de l’élection présidentielle de 2002. La politique monétaire ? transférée à Francfort. La politique budgétaire ? étroitement encadrée, désormais, par le traité Merkel. La politique commerciale ? prérogative communautaire exclusive. La politique industrielle ? censurée par l’idéologie libérale de la Commission. La politique sociale ? contrôlée à distance par les directives. Le centre du pouvoir politique réel s’est déplacé vers Bruxelles.
Vous avez écrit plusieurs livres consacrés à la santé publique dans une autre vie qui ont fait date. Dans ce dernier ouvrage, vous estimez que l’État-nation est le bon échelon pour mener la lutte contre une pandémie. L’Europe se voit accorder un simple rôle de coordination. La crise sanitaire actuelle n’a-t-elle pas montré plutôt la nécessité de repérer très rapidement des signaux faibles par un organisme comme le centre européen de prévention et de contrôle des maladies ?
La santé publique et, en particulier, la sécurité sanitaire, est une prérogative régalienne de l’État. Dès lors, que les États membres soient les acteurs décisifs de la lutte contre le coronavirus est chose parfaitement logique. De surcroît, les mesures pratiques prises par ces États – confinements, port obligatoire du masque, réglementation de l’accès aux restaurants... – ont parfois été adaptées par les préfets aux réalités sanitaires locales, au niveau des départements et même des communes concernées. Quant à la supervision de la pandémie – détection, alerte, élaboration et diffusion des recommandations –, l’échelle mondiale est la bonne et l’OMS représente l’institution idoine. Entre ces deux niveaux de décision, l’Union européenne a sa place : celle d’une instance de coordination des choix nationaux, que ceux‐ci soient stratégiques ou simplement logistiques. Ainsi aurait‐elle dû jouer un rôle très utile de « centrale d’achat » du vaccin contre le SARS‐CoV‐2 pour l’ensemble des États membres ; or, après le fiasco et le gaspillage des fonds publics, enregistrés dans l’affaire du Remdesivir, dont des millions de doses ont été achetées par la Commission alors que cette molécule s’est révélée sans aucune efficacité thérapeutique, l’action de celle‐ci dans l’approvisionnement de l’Union en vaccins a été caractérisée par l’idéologie – elle a exigé de se voir confier cette mission, alors que l’Allemagne, la France, l’Italie et les Pays‐Bas avaient constitué une « Alliance inclusive » à cette fin –, l’incapacité à comprendre la radicalité du temps politique nouveau qui s’était ouvert, une interprétation erronée du principe de précaution, en faisant un principe de protection juridique alors qu’il est un principe politique de décision, un conformisme bureaucratique généralisé la conduisant à se polariser sur le prix des vaccins et non sur la rapidité et la fiabilité de leur mise à disposition effective. N’ayant tiré aucun enseignement de ses premiers déboires en matière d’acquisition de masques, de gants, de tests de dépistage, la Commission a accumulé les retards. Ainsi que l’a souligné Luuk van Middelaar, elle n’a pas compris que « dans une pandémie, les lois de l’économie de guerre priment sur celles de l’économie de marché ». Résultat ? Alors qu’en avril 2021 l’UE n’avait vacciné pour au moins une première dose qu’un peu plus de 9 % de sa population, ce ratio était de 30 % aux États‐Unis, 43 % au Royaume‐Uni et 92 % en Israël. Lourdeur, manque d’anticipation, lenteur, la Commission s’est montrée incapable d’assurer correctement le simple rôle de « centrale d’achat » qu’elle avait arraché aux États‐membres. À tel point que, devant les retards accumulés, les chefs de gouvernement, pourtant européistes, Angela Merkel et Mario Draghi ont un temps menacé de se tourner vers la Russie et son vaccin Spoutnik V. Fiasco qui ne l’empêche pas de réclamer que la santé devienne l’une de ses attributions officielles.
Vous appelez à un devoir de vérité chez les politiques. Alors que vous avez été conseiller à Matignon puis à l’Elysée, il n’y a pas une ligne d’auto-critique sur votre action. Est-ce bien raisonnable ?
Pas une ligne ? Avez-vous seulement ouvert ce livre ? Ou bien l’avez-vous lu avec vos propres œillères idéologiques ? J’ai pris mes responsabilités politiques et personnelles avec ce livre de 592 pages. J’attends que ceux qui ont pris, eux, en leur temps, les décisions qui nous ont conduit là où nous en sommes, en fassent de même. Car il ne vous aura pas échappé que je n’étais pas aux responsabilités en mars 1983 - j’étais alors étudiant en DCEM2-, ni en 1986 - j’étais interne des hôpitaux de Paris - ni en 1988 - j’effectuais mon service militaire.
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