LE QUOTIDIEN : Comment avez-vous vécu, en tant qu’homme, philosophe et chercheur, ces trois derniers mois de crise sanitaire ?
MAËL LEMOINE : Ma première réaction fut la sidération. Pendant la première semaine, je me sentais tétanisé, sans savoir comment réagir. Puis, j’ai ressenti le besoin de comprendre. Chercheurs comme grand public, nous nous sommes précipités pour lire sur l’immunologie, les essais cliniques, les vaccins… C’est une réaction positive. Et je souhaite que perdure cette volonté de s’emparer du problème, de réfléchir…
Pourtant, on a le sentiment que des médecins, des chercheurs se sont laissés emporter dans des approximations, des polémiques qui ont entaché l’image des scientifiques ?
Ces dérives ne sont pas l’essentiel. L’attitude de la plupart des scientifiques a été dominée par une approche rationnelle, comme celle des dirigeants, des soignants et du grand public. Tous ont su éviter la panique et l’effondrement. Même si l’on peut discuter la rationalité de certaines décisions…
Une majorité de scientifiques ont massivement mobilisé leurs ressources sur l’épidémie. Certes, quelques chercheurs isolés ont sauté aux conclusions trop rapidement, mais cela demeure un épiphénomène.
verbatim « Le Pr Raoult se dirige vers la politique, c’est pour moi la seule explication à son attitude. »
Que pensez-vous des positions et de la figure médiatique du Pr Raoult ?
Initialement j’étais sceptique, comme beaucoup de chercheurs, sur ses affirmations sans certitude scientifique. Mais je pense que le Pr Raoult se dirige vers la politique, c’est pour moi la seule explication à son attitude. Il appartient à ces vieux barons de la médecine, favorisés par le système, qui en bénéficient massivement et passent leur temps à faire des déclarations « anti-système ».
Ses études ne sont que préliminaires, basée sur une hypothèse mécanistique. Après les avoir vérifiées in vitro, il passe aux essais cliniques avec un tout petit échantillon, alors qu’il faudrait étudier de grosses populations. Mais, cela il le sait. Et tout le monde le sait.
Par ailleurs, il est étonnant que son traitement soit l’objet de propagande par tous les milieux politiques autoritaires (Trump, Bolsonaro…). C’est d’autant plus facile pour une maladie comme le Covid-19 qui guérit d’elle-même dans la majorité des cas. Ceux qui s’en sortent sont contents et font beaucoup de moulinets pour laisser penser que c’est grâce à vous.
D’autres ont aussi des « ratés » : le « Lancet », publiant une étude sur l’inefficacité de l’hydroxychloroquine, remise en cause par des scientifiques, puis par le « Lancet » lui-même. Cet épisode semblant renvoyer dos à dos le Pr Raoult et ses détracteurs, tous capables de partialité, n’est-il pas un sale coup pour la science ?
Oui, mais c’est le processus normal de la science : un effort collectif, des données ouvertes qui sont vérifiables, des revirements, des progrès ; et non des déclarations d’autorité dans une arène. On ne renvoie pas dos à dos des philosophes de force égale qui essaient de faire prévaloir leurs opinions. Ici, on a d’un côté, une étude qui est vérifiable - et donc vérifiée et remise en cause - de l’autre, un homme qu’on trouve attachant et convaincant parce qu’il « pousse des coups de gueule, qu’il est sûr de lui et tient un discours clair et simple ».
Vous pointez cependant des dérives de médecins ?
Il y a eu une épidémie de recherches. Chacun voulait son essai. Tel avait un copain qui connaissait un traitement prometteur, lançait un essai sur un petit nombre de patients avec un protocole plus ou moins sauvage.
Encore plus stupéfiant, ceux qui ont testé des antihistaminiques après avoir lu quelques articles et lancé des essais cliniques sur 20 patients. Comme ils ont obtenu zéro mort, ils ont dit que c’était efficace. Ça, c’est atterrant ! Mais très minoritaire. Démunis face à l’urgence et à la mort, ces médecins font une erreur de raisonnement majeure : l’idée qu’il faut à tout prix essayer quelque chose, comme si ne rien faire était pire…
verbatim « Hors des situations connues… certains médecins basculent du côté irrationnel. »
Comment expliquez-vous ces attitudes, cette recherche du traitement miracle, ces prises de position parfois loufoques ?
Cela ne devrait pas être possible. Cela nous interroge en tant que formateurs. Comment éviter ce genre de naïveté ? La formation médicale est très efficace face à des situations connues. Mais hors de ces cases, certains médecins basculent du côté irrationnel. Cela vient peut-être du manque de temps de formation consacré au raisonnement scientifique ou aux moyens d’évaluation (questionnaires) dictés par le besoin de corriger rapidement beaucoup d’étudiants… Certains médecins sont effectivement vulnérables. Peut-être sensibles au complexe du messie… Mais ma conviction est que la plupart ont agi avec humilité dans le souci du patient.
Comment le philosophe analyse le « machisme sanitaire » des politiques qui ont tenté de nier l’épidémie ?
Bolsonaro ou Trump ont une base électorale étroite mais indéfectible et ils parlent seulement à cette base. Pour elle, il est impensable qu’un chef de guerre soit vu portant un masque. Ils sont voulus comme Napoléon à Arcole, en trompe-la-mort, en génie immortel. Trump a incité à la désobéissance civile contre le confinement ; il a fait l’inverse lors des émeutes anti-racistes. Pour satisfaire sa frange d’électorat.
Et l’arbitrage entre confinement et immunité collective ?
La stratégie du confinement a été dictée par une large majorité des épidémiologistes. Quelques-uns ont fait part de leurs doutes. Il faudra entre cinq et dix ans pour en tirer des conclusions, faire le bilan en étudiant la surmortalité liée à l’épidémie et à la crise économique qui tue aussi.
verbatim « La quantité de connaissances produites en six mois est considérable ! »
Comment expliquer que, malgré tout, c’est l’impression de confusion scientifique qui domine ?
Il faut d’abord dire que le Covid est une maladie dont on ne savait rien. Ensuite, il y a eu un effet majeur de loupe médiatique sur les hésitations normales des chercheurs. Et cela en accéléré. Mais la quantité de connaissances produites en six mois est considérable ! Quant aux décisions politiques, elles ont été plutôt rationnelles, dans la majorité des pays.
D’autres pandémies ont-elles généré des dérapages scientifiques ou politiques ?
Bien sûr. Depuis l’Antiquité on a toujours cherché à trouver un coupable commode. Les Juifs pour la peste. Plus tard, les homosexuels pour le sida…
Ce qui frappe dans ces crises, c’est la volonté humaine de vouloir tout expliquer par un coupable unique qui varie selon sa propre marotte : l’agriculture intensive, les animaux sauvages, le capitalisme, la mondialisation, les Chinois (explication raciste)… Or, ce type de pandémie a nécessairement beaucoup de causes.
Heureusement, dans nos pays démocratiques, les explications simplistes étant nombreuses, elles ont tendance à se neutraliser.
* Maël Lemoine, professeur de philosophie des sciences médicales à l’Université de Bordeaux. Chercheur au sein de l’équipe Immunoconcept (https://www.immuconcept.org/), unité CNRS UMR 5164, regroupant biologistes, médecins et philosophes. Co-fondateur de l’Institut PhilinBioMed (https://www.philinbiomed.org/), réseau interdisciplinaire international de médecins, philosophes et chercheurs.
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