Le Quotidien : Au moment de l’apparition du virus et de sa diffusion, avez-vous eu peur pour vous ? Pour votre propre santé ?
Pr Frédéric Adnet : Le mot peur n’est pas le premier qui m’est venu en tête. Le sentiment qui a d’abord prédominé c’était une certaine incompréhension : « Jamais vu… Jamais vu quelque chose d’aussi contagieux… d’aussi déstructurant pour les équipes ». J’ai dit ses mots, mais je me suis aussi révolté quand j’ai entendu : « De toute façon, nous allons tous l’avoir. Nous allons tous y passer soignants ou pas ». Je n’ai pas voulu que s’installe ce climat dans mon service.
Deux dimensions ont coexisté : j’ai eu peur pour moi parce que les soignants étaient dans une situation paradoxale en se mettant en danger personnellement lors de l’acte de soins et de l’acte invasif. Au travers des patients, on voyait sa propre mort. Au tout début de l’épidémie, la plupart des personnes prises en charge présentaient des formes graves et avaient un âge compatible avec le mien. J’ai vu des collègues se faire contaminer lors d’intubations, lors de prises en charge un peu invasives… Des équipes entières lors d’arrêt cardiaque… Il est difficile d’intuber un patient en se disant « moi aussi, je vais peut-être y passer à cause de ce geste ». C’est la première fois de ma vie que j’ai eu ce type de crainte.
J’ai aussi découvert une autre dimension au cours de l’épidémie : les équipes avaient peur pour moi. Je travaille majoritairement avec des très jeunes médecins entre 30 et 40 ans (bien que quelques vieux routards comme moi soient aussi des fidèles). La grande majorité de mes collègues a tout fait pour ne pas me mettre au contact des patients tout en tentant de ménager la susceptibilité : j’ai pris beaucoup de gardes en régulation. « Prof » comme on m’appelle a été protégé des soins de première ligne, tout en gardant la main sur l’organisation.
Comment avez-vous géré les soignants de l’équipe qui ont été infectés au cours de leur travail ?
Les médecins ne se projettent jamais comme malades, je me suis projeté comme patient potentiel à partir du moment où j’ai vu autour de moi les soignants tomber les uns après les autres. Au cours des premiers jours, j’ai été confronté à une situation inédite : appelé en zone « propre » (non Covid), j’ai vu deux consœurs en pleurs et un médecin pâle et hagard déambulant dans le service sans masque de protection qui interpellait les autres en disant : « je suis positif… positif… » Il avait l’air sidéré, sonné et ne se rendait pas compte de l’effet provocateur et meurtrier de son attitude. Les autres devenaient hystériques ; et lui assurait qu’il pouvait, qu’il voulait continuer à travailler… Il a fallu de la force de conviction pour le convaincre de rentrer chez lui et de se mettre en confinement mais aussi pour rassurer les soignants qui devaient continuer à travailler. J’ai fait appel à des équipes de psychiatres pour faciliter le dialogue individuellement et dans l’équipe.
Au total un tiers des collègues a été affecté par la maladie. J’ai entendu leurs craintes de contaminer leurs proches et leurs familles, mais je n’ai déploré aucune démission, aucun arrêt de travail par peur de la maladie : la peur était déportée sur les autres. Si dans mon service la situation a été gérée dans un relatif calme, je dois dire que j’ai entendu parler de démissions massives dans d’autres hôpitaux par peur de la contamination.
Au cours de l’épidémie, quels ont été les moments les plus difficiles à gérer ?
Pour moi le plus dur n’est pas la mort, quand j’ai fait tout ce qu’il était médicalement possible de faire. Le plus pénible, c’est d’annoncer la mort aux familles. Pendant l’épidémie, du fait des restrictions de visites dans l’hôpital, des familles éplorées attendaient, en espérant en vain voir leur parent une dernière fois. Que peut-on dire à une femme, un fils qui ne peuvent pas embrasser leur mari ou leur père au moment ultime ? Cette façon de transformer la mort en fantôme !
Et puis, un jour je l’ai vu arriver : un gros camion frigorifique, un message pour moi effrayant. Oui, je fréquente la mort des autres au quotidien, mais j’ai été longtemps incapable d’imaginer la mienne. Jusqu’ici, mon armure tenait bon. Et puis le virus est arrivé, il a pénétré les murs de d’hôpital, pas seulement ceux des urgences et de la réanimation. Il a flotté partout en démontrant qu’il pouvait tuer ceux que la blouse blanche ne protège plus.
Aujourd’hui, entre les syndromes post-Covid et la deuxième vague, comment vivez-vous le quotidien hospitalier ?
Tous les patients hospitalisés pour Covid sont reconvoqués à 3 et 6 mois pour bilan. Pour l’instant, aucun soignant n’a présenté de véritable syndrome post-Covid avec des douleurs thoraciques importantes. Néanmoins, dans l’équipe soignante, plusieurs personnes se plaignent d’asthénie intense et prolongée. Les médecins du travail ont confirmé cette constatation.
La deuxième vague survient alors même que les soignants sont déjà épuisés : ils n’ont plus cette tension, cette adrénaline de la première vague, ce sentiment de devoir sauver l’hôpital avant qu’il ne s’effondre, d’être le pilier, le rempart… En outre, l’accès facilité au matériel, qui avait été rendu possible par la sidération des directeurs désemparés par la crise, n’est plus d’actualité.
Aujourd’hui, on assiste à des contagions plus fréquentes des soignants, pour des raisons difficiles à cerner (Variant plus contagieux ? Mesures de protection moins suivies ? Stagnation de patients Covid dans les couloirs ?). Je suis plus inquiet : les patients Covid arrivent en flux continu, les autres patients ne sont pas déprogrammés, le Covid devient une pathologie qui s’inscrit dans la durée qui met en évidence notre manque de lits… L’étau se resserre ; de plus en plus de soignants et de proches sont atteints, on a le sentiment que l’on va tous l’attraper, que c’est désormais inéluctable.
CCAM technique : des trous dans la raquette des revalorisations
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024