Dans le contexte de crise sanitaire que le monde connaît aujourd’hui, et plus précisément de pandémie liée au COVID-19, l’importance de s’interroger sur les enjeux éthiques des décisions médicales et politiques est fondamentale, comme le préconise encore le CCNE le vendredi 15 mars 2020 [1].
L’organisation et l’accès aux soins dans le contexte d’une pandémie suscite de nombreuses réflexions éthiques dans la littérature scientifique : celles qui portent sur le confinement et la limitation de certains droits fondamentaux comme la liberté d’aller et venir, celles qui concernent les droits et les devoirs des soignants (Le devoir de travailler est-il absolu ? A quelles conditions peuvent-ils eux aussi faire valoir un droit de retrait ?) [2].
Enfin, le problème de la répartition des ressources rares [3] (vaccins, lits d’hôpitaux dans les services de soins aigus, matériel d’assistance respiratoire, etc.). C’est sur ce dernier problème, celui qu’on appelle froidement le « tri des patients », que nous souhaitons nous exprimer aujourd’hui et en appeler à un examen qui ne soit pas seulement médical mais éthique et démocratique.
La répartition des ressources rares
L’un des problèmes essentiels posé par une pandémie est en effet la juste distribution des ressources qui malheureusement, même dans les sociétés les plus riches, demeurent rares et dont la rareté s’accroit à mesure que les besoins augmentent. Devant l’afflux important et croissant de patients dans un état suffisamment grave pour exiger une hospitalisation et parmi eux une prise en charge dans un service de réanimation, la question médicale et éthique est celle-ci : selon quel principe répartir ces ressources ? Comment choisir les patients qui auront le droit de recevoir les soins nécessaires à leur survie ?
L’un des piliers de notre démocratie est l’égalité des droits. Dans le champ médical, ce modèle égalitariste de la justice défend une stricte égalité de toutes et tous dans l’accès au soin. Mais dans un contexte de pandémie et par conséquent de pénurie, quand les besoins sont trop nombreux pour les ressources disponibles, un principe d’équité doit venir pondérer ce principe de stricte égalité. Selon quels critères et principes répartir, de manière inégale, les ressources malheureusement trop peu nombreuses pour nous tous ? A quelles conditions une inégalité peut-elle être juste ?
Comment définir l'utilité médicale ?
Le premier principe de cette justice distributive est le principe d’utilité médicale [4]. Il s’agit de donner les ressources rares et vitales à celles et ceux qui en ont le plus besoin et parmi eux à ceux pour lesquels les traitements auront une fort probable chance de succès. Dans un contexte de pénurie, donner un médicament rare qui peut sauver des vies à une personne certes en état grave mais pour laquelle ce médicament n’aurait aucun effet serait perçu par la société comme injuste et incohérent. De ce point de vue, l’âge n’est donc pas à lui seul un critère suffisant car il est possible qu’une personne de 70 ans ait plus de chances de survie qu’une personne de 40 ans ou même de 20 ans – en raison de maladies associées notamment.
Ce premier principe relève sans aucun doute de l’expertise médicale mais il mérite aussi d’être examiné sur le plan éthique afin d’éviter toute dérive normative et discriminante – c’est là un premier danger : le « score de fragilité » qui devrait aujourd’hui guider les médecins dans la prise en charge des patients, selon le texte de la direction générale de la santé remis le 17 mars [5], doit-il intégrer par exemple les items suivants : le patient bénéficie-t-il de « support social » ? Quelle est la « perception de la charge par les proches » ? Quelle est sa « situation financière »[6] ?
Le danger des discriminations sociales
Une fois que les équipes médicales ont trié les patients selon ce principe de l’utilité médicale – ce qui est en soi complexe et marquée d’incertitude – dans un contexte grave, faut-il aller plus loin ? Les équipes soignantes pourraient être tentées d’appliquer un second principe, celui de l’utilité sociale : parmi les patients qui ont une meilleure chance de guérir, quels sont ceux qui sont les plus utiles à notre société ? Même si la question peut sembler terrible, c’est pourtant un tel principe utilitariste qui justifie, de manière légitime, qu’on privilégie certaines ressources rares aux personnels soignants (masques, vaccins) dont la fonction est de sauver le plus grand nombre d’entre nous. Or on a là un second danger : il faut veiller à ne pas étendre ce principe d’utilité sociale en dehors de ceux qui protègent immédiatement la communauté si on veut éviter l’arbitraire (un plombier est-il moins utile qu’un professeur ?), les discriminations intolérables (selon le sexe, les origines ethniques, etc.) et la guerre civile.
Et in fine, pourquoi pas un tirage au sort ?
En définitive, une fois le principe d’utilité médicale scientifiquement établi, dans un contexte de ressources rares, ne pourrait-on pas utiliser encore le principe de la loterie ou du tirage au sort ? Ce vieux principe à l’origine de nos démocraties est encore aujourd’hui utilisé pour choisir les citoyens dans les cours d’assises.
Parmi les patients qui en ont le plus besoin et qui ont des chances raisonnables de survie, une démocratie ne devrait pas avoir le droit de choisir selon des critères qui seront toujours douteux car incertains (l’espérance de vie n’est qu’une statistique : cet individu ne 20 ans pourrait mourir avant cet individu de 60 ans), subjectifs (la vie de cette personne handicapée vaut-elle moins la peine d’être vécue que celle d’une personne dite « normale ») et arbitraires voire discriminants et injustes (comment s’assurer que le ressenti inégal des soignants pour tel ou tel patient par exemple ne participe pas au triage ?). Au contraire, le principe de la loterie célèbre l’égalité des chances et des droits et il pourrait sans doute, dans les contextes les plus tendus, être bénéfique à la fois aux soignants, allégés de ces dilemmes impossibles à résoudre (trier entre des patients dont les besoins et les chances de survies sont égaux), et à l’ensemble des citoyens, en particulier à ceux qui pressentent aujourd’hui qu’ils seront éliminés par la sélection sociale si la situation s’aggrave.
L'importance des cellules de soutien éthique pour s'assurer du respect des principes
Conclusion : maintenir un principe fondamental d’égalité entre tous les citoyen(ne)s, pondérer ce principe premier par un principe d’équité selon l’utilité médicale stricte et l’utilité sociale immédiate et enfin, dans un contexte plus grave de ressources nettement insuffisantes, de manière ultime, étudier la mise en place, de manière transparente, d’un tirage au sort (plus juste que le principe dit du « premier arrivé, premier servi ») : telles pourraient être les conditions générales, mais non exclusives, d’une éthique du soin en contexte pandémique.
De telles conditions devraient être discutées collectivement par l’ensemble des citoyens et sans doute en dehors du contexte d’urgence. Sur le terrain, il reste à examiner au cas par cas, et de manière pluridisciplinaire (soignants, non-soignants, citoyens), les situations les plus complexes et difficiles : telle est l’exigence de l’éthique clinique rappelée récemment par le CCNE dans son avis du 13 mars qui recommande la constitution de « cellules de soutien éthique ». C’est dans cette perspective que différentes Consultations d’Ethique Clinique s’associent en France et se préparent à affronter de tels enjeux.
Vous souhaitez vous aussi commenter l'actualité de votre profession dans le « Quotidien du Médecin » ? Adressez vos contributions à jean.paillard@lequotidiendumedecin.fr.
[1] https://www.ccne-ethique.fr/fr/actualites/la-contribution-du-ccne-la-lu…
[2] Ruderman, C., Tracy, C.S., Bensimon, C.M. et al. On pandemics and the duty to care: whose duty? who cares?. BMC Med Ethics 7, 5 (2006). https://doi.org/10.1186/1472-6939-7-5
[3] Persad, G., Wertheimer, Al., Emanuel E. Principles for allocation of scarce medical interventions. Lancet 2009; 373: 423–31. Sur le COVID-19, voir Emanuel, E. and al., Fair Allocation of Scarce Medical Resources in the Time of Covid-19. The New England Journal of Medicine, March 23, 2020. DOI: 10.1056/NEJMsb2005114
[4] Beauchamp T., Childress J. Les principes de l'éthique biomédicale, trad. M. Fisbach, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
[5] https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/03/18/coronavirus-les-hopitau…
[6] Telle est l’une des grilles adaptée de la grille SEGA (Short Emergency Geriatric Assessment ou Sommaire de l’Evaluation du profil Gériatrique à l’Admission) et proposée par SCHOEVAERDTS Didier, BIETTLOT Serge, MALHOMME Brigitte, REZETTE Céline, GILLET Jean-Bernard, VANPEE Dominique, CORNETTE Pascale, SWINE Christian, La Revue de Gériatrie : 2004, vol.29, n°3, pp.169-178.
CCAM technique : des trous dans la raquette des revalorisations
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024