Pr Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France

« La prévention constitue l’enjeu majeur de la santé publique »

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Publié le 20/12/2021
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Suivi épidémiologique, logistique de la campagne vaccinale, alertes sur la santé mentale… Santé publique France est mobilisée depuis le début de la crise sanitaire. Sa directrice générale, Geneviève Chêne, partage pour Le Généraliste les enseignements de cette mobilisation et les grands enjeux au-delà du Covid, tout en se félicitant du rôle des médecins généralistes dans la santé publique.

Le Pr Geneviève Chêne dirige depuis deux ans l’agence Santé publique France, créée en 2016.

Le Pr Geneviève Chêne dirige depuis deux ans l’agence Santé publique France, créée en 2016.
Crédit photo : Raphael de Bengy

Le Covid a mis la santé publique sur le devant de la scène. Quel regard portez-vous sur cette irruption des questions de santé publique ?

Pr Geneviève Chêne : Dans la mesure où la prévention constitue l’enjeu majeur de la santé publique, cette irruption n’est pas tout à fait nouvelle. Même si la France est un pays très tourné vers le soin, depuis une dizaine d’années, toutes les politiques de santé portent une attention particulière à la prévention, qui figure d’ailleurs dans la stratégie nationale de santé depuis 2013. En mettant en exergue le fait qu’une maladie peut être évitée par toute une série d’actions, le Covid a surtout donné plus de visibilité à quelque chose qui était déjà en cours.

Au-delà du Covid, quelles sont pour vous les trois priorités de santé publique actuelles ?

Pr G. C. : Si l’on examine les principaux déterminants de la mortalité en France, il s’agit du tabac, de l’alcool, de l’alimentation et du manque d’activité physique. Il faut donc agir sur ces quatre leviers en priorité.

Ensuite, il est évident que toutes les questions environnementales, et en particulier l’impact du changement climatique et de la perte de biodiversité, constituent un enjeu absolument majeur. On le voit bien, le changement climatique impacte la santé avec les canicules et les excès de mortalité que l’on observe l’été mais aussi avec l’évolution d’un certain nombre de maladies infectieuses qui nous touchent maintenant directement en France, comme la dengue avec des formes autochtones. La perte de la biodiversité a aussi un impact sur l’ensemble de la santé, y compris chez les jeunes qui en ont une conscience aiguë, ce qui induit des phénomènes d’éco-anxiété et un impact sur la santé mentale.

La prise en compte du gradient social des inégalités est aussi un point primordial sur lequel on a encore du retard en France. Il faut avoir une attention importante pour tous ceux qui n’ont pas – ou moins - accès au système de soins, qui n’ont pas de médecin traitant ou qui sont dans une position de vulnérabilité du fait de leur situation parce qu’ils cumulent en général un environnement défavorable et une exposition plus forte aux principaux déterminants de santé (tabac, alimentation, activité physique). Entre un cadre et un ouvrier, il y a encore aujourd’hui un excès de mortalité de 5 à 10 ans.

Au-delà de ces priorités, raisonner plutôt par tranche d’âge a du sens, pour promouvoir un environnement favorable à la santé de manière globale, notamment en mettant l’accent sur les 1 000 premiers jours de la vie. Car l’ensemble des investissements en santé que l’on fait sur cette période – qui va de la grossesse jusqu’aux deux ans de l’enfant - sont absolument cruciaux. Beaucoup de données scientifiques cumulées depuis une quinzaine d’années montrent en effet l’importance d’assurer une sécurité affective, alimentaire et environnementale à cette période pour favoriser le développement ultérieur des enfants tout au long de leur vie. 

Comment voyez-vous le rôle des médecins généralistes ?

Pr G. C. : Le médecin généraliste est un acteur majeur de la santé publique qui connaît le patient, son entourage et son environnement. Il a une vision globale et complète du patient. C’est un acteur de confiance pour transmettre des messages sur la prévention primaire. Pour le Covid, ça a concerné les gestes barrières, la vaccination. Les médecins ont été en première ligne vis-à-vis de tous les patients réticents à la vaccination pour les convaincre car ils savent s’ils ont ou non des maladies chroniques, sont en situation de surpoids… Et comme ils connaissent parfaitement leurs patients, ils connaissent également l’impact de toutes les autres dimensions de santé sur les délais de recours aux soins, la diminution du dépistage…

Le généraliste est aussi en première ligne sur la surveillance de toutes les maladies à déclaration obligatoire mais aussi sur les émergences et les alertes. Ils contribuent aux réseaux Sentinelles. Aujourd’hui, nous utilisons beaucoup, pour la surveillance, l’ensemble des données de SOS médecins, qui ont permis, par exemple, de formaliser et documenter les alertes sur les troubles de santé mentale des adultes dans le cadre de cette pandémie.

Quelles évolutions constatez-vous dans la place de la santé publique chez les généralistes ?

Pr G. C. : Il y a une vraie appétence des médecins généralistes pour agir en prévention auprès de leurs patients, avec une prise en compte de l’impact sur le système de soins. La 2e chose que j’observe, c’est que les médecins généralistes via la Rosp ont des missions de santé publique de fait. Et enfin, les alertes et les émergences, les généralistes les partagent aussi. Il y a un vrai souci de la prévention individuelle mais aussi de l’échelon collectif. Nous pouvons compter sur eux à la fois pour les relais des messages auprès des patients mais aussi pour faire remonter des informations. Il y a un certain nombre de mécanismes qui sont sans doute à renforcer mais ce circuit-là existe et fonctionne.

Comment sont régies les interactions entre Santé publique France et les médecins ?

Pr G. C. : Nous travaillons à plusieurs niveaux. D’abord, ils sont représentés au sein de notre conseil d’administration et interviennent ainsi sur nos programmes de travail et scientifique. Par ailleurs, nous avons des partenariats avec l’ensemble des représentants des généralistes qui sont des relais importants de nos messages. Nous contribuons aussi à la formation médicale continue, en particulier en participant à leur congrès et en fournissant tout un dispositif d’outils, d’affiches… Ensuite, nous avons des lettres d’information régulières. Par ailleurs, chaque fois que nous mettons en œuvre un dispositif de communication, et qu’il concerne des professionnels de santé, nous avons un volet dédié. Il y a néanmoins sûrement d’autres choses à faire en termes de communication. Notamment face au phénomène d’infodémie, qui n’est pas nouveau mais a été amplifié avec la crise. Les médecins reçoivent beaucoup d’informations via de multiples canaux. Pour les agences, le travail est considérable pour fournir des informations fiables et robustes, et pour le faire de manière différenciée pour les professionnels de santé si nécessaire.

Au niveau de Santé publique France, quels enseignements tirez-vous de la crise ? En quoi cela vous a amenés à repenser vos pratiques ?

Pr G. C. : Santé publique France étant la vigie de l’état de santé de la population, la pandémie nous a obligés à adapter notre système de surveillance. Désormais, nous sommes en capacité de produire des indicateurs en temps réel, au plus fin du territoire, avec un système qui inclut maintenant des données sur les indices de défavorisation sociale et une diffusion des données en open data pour que chacun soit informé, décideurs comme citoyens. Les Français ont développé une appétence pour les indicateurs de santé publique qu’on n’aurait jamais imaginée auparavant et je pense que l’on ne reviendra pas en arrière. Aujourd’hui, nous produisons 170 indicateurs quotidiens ou hebdomadaires…

Nous avons aussi dû évoluer sur la communication pour faciliter l’interprétation de ces données. La crise nous a également appris l’importance de la pédagogie et de l’éducation à la santé sur tous les gestes barrières. Le dernier point, c’est l’aspect logistique avec un niveau d’intervention exceptionnel mis en place, en particulier pour la campagne vaccinale. Avec notamment des prestataires qui sont venus appuyer nos équipes, on a quand même distribué en l’espace de 8 à 9 mois plus de 110 millions de doses de vaccin partout sur le territoire français, y compris en Outre-mer…

Santé publique France existe depuis 5 ans. Qu’a apporté cette grande agence à la santé publique ?

Pr G. C. : Santé publique France a été constituée sur le modèle d’un certain nombre d’agences dans des pays très avancés en santé publique et sur la base de ce que l’OMS appelle les missions essentielles de santé publique. Elle a la capacité d’agir dans un continuum, de la connaissance à l’action, et ainsi de raccourcir les délais entre l’observation d’un phénomène et les actions que nous pouvons mener pour la prévention ou celles pour lesquelles nous pouvons mobiliser d’autres acteurs, comme par exemple les associations au plus près du terrain. Cela permet également d’identifier le niveau le plus efficace pour agir (national, régional, par les professionnels de santé…).

La question de la santé mentale pendant la crise est un très bon exemple. Dès le début de la crise, nous avons mis en place l’étude CoviPrev pour le suivi des gestes barrières, mais aussi des symptômes et troubles de santé mentale. Sur cette base, nous avons pu alerter dès la rentrée 2020 sur l’apparition d’un certain nombre de signaux de détérioration de la santé mentale des Français. En a résulté toute la campagne « En parler, c’est déjà se soigner » favorisant le repérage des principaux symptômes anxieux et dépressifs au printemps 2021. Nous allons la réactiver maintenant pour les adolescents, en ciblant les supports de diffusion en fonction des différents âges. Et nous construisons actuellement le pilote de l’enquête de santé mentale pour les 6-11 ans. L’ensemble du dispositif déployé sur la santé mentale s’inscrit en appui des politiques publiques dans ce domaine et permet de lever le tabou autour de ce sujet. Rassembler l’ensemble de ces dimensions permet d’avoir des actions beaucoup plus intégrées de santé publique.


Source : lequotidiendumedecin.fr