Courrier des lecteurs

Invalidité, IJ : une vraie culture de l'absentéisme

Publié le 16/07/2021

Pour paraphraser Shakespeare « il y a quelque chose de pourri au Royaume Uni ». Nombreux sont en effet les scandales de fraude à̀ l’invalidité́ révélées par les medias britanniques. Un champion de bodybuilding gagnant des compétitions alors qu’il est supposé́ être trop faible pour marcher empoche l’équivalent de 30 000 euros. Un accidenté́ de la route se fait passer frauduleusement pour muet, incohérent et nécessitant un soignant à̀ domicile pour empocher la coquette somme de 2,5 millions d’euros. Un boxeur, officiellement en chaise roulante, gagne des tournois sur le ring. Un handicapé́ incapable de travailler est en fait un fakir avalant des sabres et marchant sur des clous. Un accidenté́ qui peut à peine marcher demande 1 million d’euros comme compensation avant d’être filmé sur une plage en pleine forme ; une agoraphobique cloîtrée à domicile reçoit l’équivalent de 60 000 euros et voyage dans le monde entier comme guide dans la jetset…

Autant d’aspects surréalistes d’un système d’aide sociale qui permet les pires mensonges. Des cas isolés ? On aimerait le croire. Malheureusement il s’agit seulement de la partie émergée de l’iceberg. Pour se faire attraper il faut presque le vouloir. Il est facile de passer sous les radars si on garde un profil bas dans la mesure où̀ il n’existe pas de contrôle efficace.

Et la France ?

On pourrait croire que la France est exempte de ce genre de procédé. Pas sûr… Une agent territoriale participe à Koh Lanta alors qu’elle se trouve en arrêt maladie. Cette athlète, au sommet de sa forme, « a connu de nombreuses et longues périodes de congés de maladie » selon le dossier de Capital. Son culot va jusqu’à̀ porter plainte quand elle est révoquée de son travail. Une Française, institutrice, est en arrêt maladie pour « burn out » depuis deux ans et entame une reconversion. La malade est en pleine santé et revient d’un séjour de luxe en Indonésie.

Sait-on que l’absentéisme coûte à̀ la France l’incroyable montant de 108 milliards d’euros. Justifié ? La fraude touche tous les services publics, Urrsaf, cpam, caf, pôle emploi. En 2020, en Normandie, 343 fraudeurs ont été sanctionnés. On considère que chaque jour de l’année 6 millions de travailleurs sont en arrêt de travail en Angleterre, et qu’en France, les employés sont en moyenne malades 39 jours par an, soit l’équivalent de leurs vacances officielles. L'énorme quantité de ces arrêts laisse rêveur. La surveillance est rendu encore plus difficile par les absences au domicile, les mauvaises adresses et les refus de contrôle. Dans un article du Point d’avril 2013, selon des sociétés comme Medicat Partner, Mediverif, qui procèdent à ces contrôles, il s’avère que la fourchette des arrêts abusifs se situe entre au minimum 15% et 50 %, probablement autour de 30%.

Il existe une culture de l’arrêt-maladie non justifié. 23 % des Français estiment normal de se faire « porter pâle » quand on est en pleine forme, selon un sondage ADP. Les arrêts de circonstance ne sont pas si rares, comme par exemple lors du pic observé pendant l’été quand le patient n’a pu obtenir de congé́, ou pendant l’année pour permettre de travailler au noir ou simplement prendre du repos. La fraude finit par paraître naturelle. Ce qui est répandu et constant finit par faire partie de la vie quotidienne au point que la condamnation devient inacceptable. Un britannique trouve lamentable d’être viré de son travail après avoir été filmé sur une plage australienne sauvant un enfant alors qu’il était supposé être en arrêt maladie de longue durée en Angleterre.

Comment en est-on arrivé là ?

Des années 1950 à nos jours, le travail à l’usine fait place au travail au bureau. Des horaires plus courts favorisent une culture du loisir. Le sport se développe, avec la santé. La population bénéficie d’une médecine excellente. Et pourtant...Tandis que la pénibilité du travail est en moyenne sur l’ensemble de la population quatre fois moins forte, la proportion d’invalides, elle, a quadruplé. Il n’y a aucune explication médicale a priori à cette croissance exponentielle des handicapés. Mais les mécanismes d’accès à l’invalidité́ se sont multipliés. Selon le Dr. Spence, l’incapacité au travail a doublé en Angleterre de 1985 à 1995. D’après lui  «cela ne reflète pas une véritable variation des maladies ou des handicaps. L’incapacité est un fléau médical moderne» écrit-il. Il évoque le nouveau concept de  «maladies sociales» et leur corrolaire les campagnes d’éducation qui créent l’offre et la demande en définissant de nouvelles versions sur le thème de la  «maladie». Mais les faits sont là, sans équivoque: dans les statistiques publiées en Angleterre en 2007, on observe deux courbes inversement proportionnelles. La courbe des handicapés augmente à l’inverse de celle des chômeurs. En 1985, l’Angleterre compte plus de 3 millions de demandeurs d’emplois et 1 million d’invalides. En 2006, c’est l’inverse, 2,7 millions d’handicapés et en corollaire 0,8 million de chômeurs (voir schéma), au point que les Torys accusent les Labour de Tony Blair de vouloir masquer le chômage en poussant les travailleurs vers le handicap.

Au même moment on observe ce phénomène en France. La Cotorep note que la chute des chômeurs est inversement proportionnelle à la montée des invalidités. D’après santé.gouv, en 2004,  «210.000 personnes se sont adressées pour la première fois aux Cotorep (dont) un quart de plus de 60 ans (qui) demandent le plus souvent une carte d’invalidité». L’existence d’indemnités a fait son chemin…

Suffit-il de demander aux médecins de mieux filtrer l’accès aux arrêts-maladie ? Les faits montrent l’inefficacité́ d’une telle politique. Les raisons évoquées sont souvent d’un ordre difficile à̀ quantifier. Il s’agit de la douleur, physique et morale. Sur le plan psychique on retrouve des thèmes récurrents : fatigue, stress, syndrômes dépressifs, évoquant souvent des problèmes relationnels, avec le conjoint ou le patron. Il existe naturellement de nombreux cas authentiques de douleurs, d’expressivité variable et ces troubles psychologiques témoignent souvent d’une souffrance réelle. L’esprit et le corps sont indissociables. Ils interagissent. La douleur va dépendre de l’état psychique du patient. Pourtant, les syndrômes dépressifs, difficilement quantifiables, peuvent être facilement simulés ou amplifiés, tout comme les douleurs rachidiennes, permettant de tromper le médecin. Une étude hollandaise particulièrement édifiante montre ainsi qu’il n’existe pas de corrélation entre la perception de la douleur et la condition du rachis. Il y a autant de douleurs fonctionnelles sur un rachis normal que d’état asymptomatique sur des lésions objectivées à l’IRM.

Les examens radiologiques ne serviraient à rien sauf en cas d’atteinte neurologique. En Angleterre le Dr Davenport, président de la Primary Care Rheumatology Society conclut que les « douleurs lombaires sont simplement dans la tête» après un suivi psychométrique et par IRM pendant 4 ans de 46 patients. La détresse psychologique prédit la survenue de douleur lombaire. Une étude de 2010 dans le BMJ montre que l’accès à l’invalidité par rapport aux douleurs de dos se rapporte essentiellement aux syndrômes dépressifs mineurs et à une fréquentation accrue pendant deux ans avant le début des démarches. La douleur de dos et la dépression pavent la route vers l’arrêt-maladie suivie de l'invalidité.

Incompétence des médecins ?

Il est de toute façon facile de tromper la majorité́ des psychiatres sur la dépression ou la douleur morale et les médecins en général sur la douleur physique. Les exemples sont multiples. Les soignants sont formés à̀ croire les patients en instaurant un climat de confiance dont dépend aussi la constitution d’une patientèle. Il est surtout peu aisé de démêler le faux du vrai. Les douleurs sont des données subjectives et peu quantifiables, facilement utilisables, naturellement variables. Une douleur physique authentique peut varier de 50% selon l’état psychique du patient.

Une étude intéressante publiée en Angleterre dans le BMJ (British medical journal) de juillet 2012 montre que l’évaluation du degré de handicap ne fonctionne pas. Les critères en apparence rigoureux se révèlent arbitraires quand ils intègrent les notions de douleurs (de dos) et de dépression, difficiles à quantifier et modulables à loisir par le patient.

Parfois le médecin flaire l’entourloupe mais ne veut pas prendre de risque : quand il y a beaucoup d’argent en jeu, le patient est prêt à tout, y compris porter plainte contre le médecin ou le menacer. Une attitude pressante, intimidante ou culpabilisatrice suffit et le patient -souvent accompagné d’une deuxième personne pour faire pression- sort du cabinet avec son arrêt de travail, le sourire aux lèvres et le pas vif, miraculeusement guéri. Des collègues fatalistes haussent les épaules : « À quoi bon faire front ? Ce ne sont que quelques cas...»

Beaucoup de médecins pensent que ce n’est pas la peine de rentrer dans une confrontation. Avec internet il est devenu tellement facile de ternir la réputation d’un médecin. Il existe surtout des risques certains à s’opposer aux souhaits des patients. Dans «Le Généraliste» de mars 2019, un dossier sur les moyens de réduire les IJ recommande aux médecins de dire non aux demandes injustifiées ou abusives. Très peu de médecins osent dire non. Un patient capable de mentir est capable de manipuler, intimider, voire menacer. «Je te casse la gueule si tu ne me donnes pas l’arrêt de travail », «je ne dois pas payer si vous ne donnez pas le certificat », etc… Beaucoup de médecins pensent que ce n’est pas la peine de rentrer dans une confrontation. Avec internet il est devenu tellement facile de ternir la réputation d’un médecin. Les médecins ont peur, pas seulement des «avis google », comme c’est le cas pour 61% des libéraux selon un récent sondage, mais aussi des menaces des patients insatisfaits. En Angleterre la volonté d’introduire des «fit notes » (certificat d’aptitude) à la place des «sick notes »(arrêt maladie) a vu se lever un tollé général dans la profession médicale. L’idée est belle, se recentrer sur ce que le patient peut faire pour lui permettre de retrouver une vie normale. Il n’y a pas de raison en apparence que cet aspect valorisateur et positif ne fonctionne pas. Pourtant les généralistes anglais n’en veulent pas. Ils refusent de jouer le rôle de portier du système, car ils craignent de toute façon à juste titre agressions et menaces.

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Dr Alexandre Fuzeau,Médecin généraliste, Saint-André de l'Eure (27)

Source : Le Quotidien du médecin