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Dossier

Toutes vos compétences sont-elles transférables ?

Délégation d’actes : l’étude qui relance le débat

Publié le 03/10/2014
Délégation d’actes : l’étude qui relance le débat


VOISIN/PHANIE

Près d’un cinquième de l’activité du généraliste pourrait être transféré à d’autres professionnels de santé. Tel est le constat, un peu dérangeant, mis en évidence par une étude qui pour la première fois en France a examiné, dans la vraie vie, 100 000 procédures effectuées en médecine générale. Ses initiateurs qualifient leur recherche de simple base de réflexion. Mais, en plein débat sur les délégations de tâches programmées par la loi de santé, elle ne devrait pas laisser la profession indifférente.

Voilà un travail universitaire qui devrait faire parler de lui alors même que la loi de santé de Marisol Touraine a relancé le débat sur la délégation de tâches et que la négociation sur le travail d’équipe bat son plein…

Une étude réalisée dans le cadre du projet Ecogen du CNGE, sous la responsabilité scientifique du Pr Laurent Letrilliart et dont la revue Exercer a publié les résultats dans sa dernière livraison, montre en effet qu’une partie non négligeable de l’activité du généraliste pourrait un jour échoir à d’autres professionnels. Entre décembre 2011 et avril 2012, elle a mis à contribution 128 généralistes qui ont accueilli en stage dans leurs cabinets, en ville, à la campagne, dans des maisons ou pôles de santé, 54 internes et ont accepté qu’ils passent au crible leur activité.

20 000 consultations plus tard, le constat des internes est surprenant : 18 % des procédures effectuées par les généralistes seraient transférables vers d’autres professionnels de santé. Estimation de jeunes médecins, d’autant plus à prendre en considération qu’elle a été ensuite confirmée par leurs responsables de stage. Ces derniers se sont à leur tour attelés pendant une journée de consultations au même exercice que leurs internes. Et leur contre-évaluation a mis en évidence une proportion de transférabilité potentielle semblable à celle de leurs stagiaires. Cette concordance de résultats constitue l’une des forces de cette étude.

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De l’avis du Dr Irène Supper (photo), chef de clinique de l’université de Lyon 1, directrice de ce travail de thèse réalisé par Alicia Pillot, la corrélation des constats suggère qu’on pourrait les retrouver quantitativement ch

ez la plupart des généralistes, quel que soit leur territoire d’exercice ou leur patientèle. Car – et c’est une autre originalité de l’étude – elle s’est déroulée au sein même des cabinets en présence d’authentiques patients. Comme l’explique Irène Supper, « ce n’était pas une réflexion abstraite du type "est-ce que l’électrocardiogramme est transférable à d’autres professionnels de santé ou pas", mais "chez ce patient-là, dans ce contexte-là, est-il envisageable de transférer ou pas” ».

Préférant la notion de « répartition des tâches » à celle de transférabilité, Pierre de Haas (photo), président de la Fédération Française des Maisons et Pôles de Santé (FFMPS), qui a participé à ce travail, trouve dans ces résultats une incitation au renouvellement des pratiques. Selon lui, peser, mesurer, prendre la tension sont autant d’actes de biométrie que « pourraient faire des professionnels qui auraient des temps de formation plus courts et donc ceux qui ont eu des temps de formation plus longs pourraient faire des choses plus intelligentes ». Par ailleurs, ce taux de transférabilité lui « évoque des problèmes de management du travail. Les médecins disent pour beaucoup qu’ils sont débordés (...) mais quand vous avez 30 ou 40 % (estimations résultant d’une étude anglaise, NDLR) de leur activité qui comporteraient un élément qui pourrait être transféré, je me dis qu’il y a un problème d’organisation du travail ».

Quatre consultations sur dix plus ou moins concernées

Les résultats de cette étude montrent aussi qu’il y a des éléments de délégation dans un grand nombre d’actes du généraliste. Plus de quatre consultations sur dix contiennent, en effet, au moins une procédure qui pourrait être transférée. Au palmarès de ces procédures apparaissent, dans le peloton de tête, celles concernant les systèmes cardiovasculaire (plus de 25 % des procédures seraient transférables), endocrino-métabolique (près de 27 %), général (15 %), psychologique (24 %), ostéo-articulaire (15 %) ainsi que la grossesse et la planification familiale (41 %).

Même parmi les nouvelles missions du généraliste, certaines sont apparues transférables à la surprise des chercheurs. L’éducation à la santé ou encore les conseils thérapeutiques, autant de domaines relativement peu étudiés mais qui se révéleraient, pourtant, transférables et ce dans des quantités non négligeables (autour de 30 %). En revanche, certaines procédures, bien que très fréquentes dans la pratique des généralistes, semblent très rarement transférables vers d’autres professionnels. Il s’agit notamment de l’interprétation d’examens prescrits par un autre professionnel (5,5 %), la référence à un spécialiste ou au milieu hospitalier (4,3 %), la clarification de certaines demandes du patient (13,1 %), la prescription d’examens d’imagerie (6,1 %) ou encore les examens médicaux détaillés (5,2 %).

Difficile, hors contexte, de citer acte par acte ce qui peut être transférable. Irène Supper préfère insister sur le fait que les données récoltées « peuvent servir de base de réflexion ». Prudente, elle souligne que le potentiel de 18 % de transférabilité n’est pas toujours, en pratique, pertinent. « Pendant une consultation, il y a des choses qui, considérées comme potentiellement très peu transférables, prennent beaucoup de temps. Alors que d’autres, très facilement transférables, prennent très peu de temps et sont faites dans un ensemble de choses, comme les vaccins. » En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un acte est simple à réaliser qu’il serait utile de le transférer.

Infirmiers et pharmaciens, premiers bénéficiaires

Reste que, s’il devait se réaliser un jour, à qui profiterait ce « mercato » médical ? Sans surprise, infirmiers et pharmaciens seraient les principaux

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« gagnants » : 76 % des procédures transférables leur seraient destinées. Dans plus de 65 % des cas, elles bénéficieraient aux premiers et près dans 33 % aux seconds. Il s’agit notamment d’examen médical partiel ou de traitements médicamenteux le plus souvent relatifs au système cardiovasculaire.

Mais ces professionnels ne seraient pas les seuls bénéficiaires de ces transferts – ce que semble avoir déjà anticipé le projet de loi Santé en permettant aux sages femmes d’effectuer des vaccins. « Quand on regarde certains domaines particuliers, on remarque que les psychologues, les kinés, les sages-femmes sont aussi concernés », note Irène Supper qui préconise d’élargir la réflexion « à tous ces professionnels et de ne pas se limiter à une interaction infirmière-médecin. Il faut penser tout l’aspect de l’équipe de soins primaires. » Une équipe qui, selon l’étude, inclurait aussi les diététiciens qui, s’agissant du système endocrino-métabolique, pourraient participer à l’éducation des patients, ou encore les secrétaires, susceptibles de prendre en charge des procédures qui, dans près de la moitié des cas, relèveraient du domaine administratif.

Ce constat réjouit par avance Pierre de Haas, qui prédit la fin de l’exercice isolé des généralistes. Convaincu par l’importance de « dépasser la notion mono-catégorielle des soins pour travailler en équipe de soins primaires », le président de la FFMPS plaide d’autant plus activement pour le partage des tâches qu’il serait à ses yeux la seule solution permettant d’aborder des pathologies complexes ou de gérer des populations sur des territoires.

Dans cette dynamique, les auteurs de l’étude jugent pourtant que certaines conditions doivent être posées avant délégation dans la moitié des cas. Et, sur ce point, les internes et leurs pairs ne mettent pas toujours les mêmes conditions en avant. Les premiers, peut-être plus sensibles aux nouvelles technologies, insistent sur la nécessité d’un dossier médical partagé dans 50 % des cas, alors que les seconds sont demandeurs plutôt de la mise en place de protocoles prédéfinis. Pas si simple à réaliser. S’agissant d’un système d’information partagé, Irène Supper rappelle qu’aujourd’hui « seuls 6 % de cabinets sont équipés de ce système, ce qui est très peu, et, donc, pour l’instant, il faudrait qu’il soit mis en place pour pouvoir davantage transférer. » Et concernant les maîtres de stage, « plus demandeurs de supervision des professionnels concernés », elle préconise surtout l’évaluation scientifique des protocoles mis en place.

Quelles conséquences à plus long terme ?

Et le malade dans tout ça ? Serait-il bénéficiaire de ce jeu de transfert ? Irène Supper reste prudente sur les conséquences pour les patients. Mais se référant à la littérature étrangère, elle observe : « A priori, ça n’augmente pas le temps de disponibilité des médecins, ça ne diminue pas leur charge de travail mais ça peut les recentrer sur d’autres activités ». Et, peut-être, les amener à répondre à des besoins complémentaires des patients jusqu’à présent plus ou moins satisfaits. Pierre de Haas est plus tranché : pour lui, l’équation est simple, le partage du travail avec d’autres professionnels de santé permet aux généralistes de récupérer du temps pour faire d’autres choses. « Des choses qui ont une plus-value certaine soit sur la qualité de vie, soit sur la qualité des soins, soit sur l’organisation de la santé publique sur votre territoire. »