Alors que les mutuelles sont revenues sur le devant de la scène avec la généralisation du tiers payant, le secteur des complémentaires santé est en plein bouleversement. Quelle place prendront-elles dans le système de santé de demain ? Comment les libéraux de santé vont-ils travailler avec elles ? La question inquiète les professionnels et agite le secteur de la santé.
Elles sont partout, diraient leurs détracteurs. Qui ça ? Eh bien, les mutuelles, pardi ! À la fois partenaires et ennemis depuis des décennies, mutualité et professionnels de santé ne s’entendent par toujours bien. Et les médecins s’en méfient plus particulièrement. Déjà, il y a deux ans, au moment des négociations conventionnelles sur les dépassements d’honoraires, l’attitude et la posture de la Mutualité agaçaient les syndicats de médecins libéraux. Ces derniers voyaient dans leur participation – dont le montant et les intentions restent un peu opaques – d’un mauvais œil. Les médecins qui croyaient s’en être débarrassés pour un temps ont très vite vu revenir leur éternel frère ennemi avec les réseaux de soins et la proposition de loi Leroux qui visait à les autoriser.
Dans ce contexte, depuis plusieurs années, on assiste à un regroupement des mutuelles prenant la forme d’un conglomérat digne d’entreprises multinationales. Moins nombreuses, elles sont de plus en plus imposantes. De quoi inquiéter les acteurs de santé qui craignent de voir le pouvoir et l’influence des complémentaires gagner du terrain à mesure que les rapprochements entre elles se multiplient. Au début des années 2000, on en comptait plus de 1 700 contre 600 organismes d’assurance-complémentaire aujourd’hui. Dernier exemple en date : le mariage, a priori un peu contre nature, d’une institution de prévoyance, Malakoff Médéric avec un groupe mutualiste, La Mutuelle Générale, qui vont s'unir au sein d'une SGAM(Société de Groupe d'Assurance Mutuelle) pour créer «?le premier groupe non lucratif d'assurance de personnes ». Sur la base des données 2013, le nouveau groupe représenterait un chiffre d'affaires de 4,6 milliards d'euros avec 4,5 milliards d'euros de fonds propres, et protégerait plus de 6 millions d'assurés ! Peu de temps avant cette annonce, Harmonie Mutuelle et la MGEN avaient également signé un méga-rapprochement…
Fusions, ce n’est qu’un début...
Ces grandes manœuvres sur le marché des complémentaires privées sont à relier à la mise en place de la directive européenne Solvabilité 2 qui impose toute une série de règles contraignant ces organismes à se regrouper. « Les mutuelles se sont beaucoup rassemblées et ce n’est pas fini, prévient Claude Le Pen. Le processus n’est pas du tout achevé et la concentration va se poursuivre. » Avec des conséquences importantes, selon l’économiste de la santé. Elles vont ainsi devenir des acteurs plus puissants, plus présents et plus homogènes, prédit-il : « Le renforcement du pôle complémentaire leur donne un poids beaucoup plus important ».
[[asset:image:5181 {"mode":"small","align":"left","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]Ce processus est en partie accompagné par les pouvoirs publics, non sans arrière-pensée pour l’avenir : en 2004, toutes ces composantes se sont regroupées pour former l’Unocam, en application de la loi Douste-Bertrand. Au-delà de la place qu’elles pourraient prendre en terme d’influence, ce mouvement de concentration extraordinaire transforme la stratégie des organismes, s’orientant ainsi davantage vers une logique assurantielle que mutualiste. « De plus en plus, la perception du risque change vers une politique de gestion du risque plus développée, contrairement à un fonds mutualiste classique qui développe des stratégies de prévention de type programme de vaccination dans les entreprises, tabagisme, alimentation, etc », décrypte Claude Le Pen.
D’autant qu’une autre réforme va aussi bousculer – et cela dès l’année prochaine – le marché des complémentaires santé. C’est la promesse de campagne de François Hollande avec l’entrée en vigueur de la complémentaire santé obligatoire pour tous les salariés à partir du 1er janvier 2016. Cette nouvelle donne va de facto asseoir encore plus la place des complémentaires. Pour Claude Le Pen, c’est sans doute
un pas vers une « Assurance maladie à deux étages ». « Dès lors que la part Sécu et la part complémentaire sont obligatoires, il est plus facile de transférer certains frais médicaux d’un versant à l’autre puisque tout le monde a les deux », note l’économiste.
Le spectre des réseaux mutualistes...
Autant dire que demain, les patients, mais aussi les acteurs de santé, vont devoir de plus en plus compter avec les complémentaires. Cette place grandissante dans le système de soins tracasse déjà assez les médecins. Il suffit de surfer sur les commentaires du generaliste.fr pour s’en rendre compte… La mise en place de réseaux mutualistes et, surtout, la généralisation du tiers payant, les inquiètent. Concernant les réseaux de soins, la proposition de loi Le Roux qui a été votée l’année dernière a pourtant été verrouillée pour empêcher de facto l’intégration des médecins dans les réseaux de soins, contrairement à la version initiale du texte. Les médecins y voyaient là un risque important d’être, par la suite, sous la coupe des complémentaires santé. Seuls les dentistes, les opticiens et les audioprothésistes seront donc finalement vraiment concernés par cette loi qui autorise les mutuelles à pratiquer des remboursements différenciés en faveur de leurs adhérents qui ont recours à certains professionnels de santé, eux-mêmes agréés dans le cadre du dit réseau sur la base des tarifs qu’ils pratiquent.
Mais le président de la Mutualité française ne veut pas en rester là. Lors d’une rencontre organisée fin janvier par l’Ajis, l’Association des Journalistes de l’Information Sociale, Etienne Caniard a redit qu’il veut élargir les réseaux de soins à tous les professionnels de santé. « Nous relancerons le débat pour la contractualisation entre les assureurs complémentaires et les professionnels de santé », a-t-il expliqué. Les réseaux, qui peuvent être mis en place avec les opticiens et les dentistes, ayant, à ses yeux « démontré leur efficacité en termes de qualité de l'offre et de diminution du reste à charge des patients ». Alors que des discussions seraient en cours avec les syndicats de chirurgiens libéraux, les médecins doivent-ils craindre le retour en boomerang des réseaux de soins ? Pour Claude Le Pen si, pour l’instant, les médecins ont réussi à faire barrage, leur intégration à l’avenir dans ces dispositifs ne lui paraît « pas impossible avec les parcours de soins et les expérimentations des nouveaux modes de rémunération (ENMR) ».
Le tiers payant, un cheval de Troie ?
L’autre inquiétude des médecins est plus immédiate avec la généralisation du tiers payant et l’éventualité de se voir « payés » par les mutuelles avec l’incertitude afférente. Pour rassurer les médecins sur les craintes de retards de paiements et de complications administratives, les trois fédérations de complémentaires (Mutualité Française, CTIP et FFSA) ont présenté mi-janvier un « dispositif commun » grâce auquel le médecin pourrait vérifier les droits de ses patients lors d'une consultation et sa solvabilité.
Dans nos colonnes, Etienne Caniard assurait alors que le système proposé pourrait garantir « la simplicité » sans « surcharge administrative » et « la sécurité et la rapidité des paiements ». Au départ, l’idée était de proposer un système à double flux régime obligatoire (RO)/régime complémentaire (RC). « Ce qui est compliqué, relevait le Dr Jean-Martin Cohen-Solal, délégué général de La Mutualité, c’est que les complémentaires sont nombreuses mais les discussions s’opèrent. On travaille d’arrache-pied pour trouver une solution. » Malgré ce constat rassurant, la solution proposée par les fédérations n’est guère du goût des syndicats de médecins, même les moins opposés au tiers payant généralisé comme MG France. Et la ministre semble privilégier désormais le flux unique entre Sécu et complémentaire. Mais, ça n’apaise pas toutes les craintes. Dans le livre qu’il vient de publier (« La fin de notre système de santé ») le syndicaliste Jean-Paul Hamon voit dans la généralisation du tiers payant « une situation idéale pour transférer en toute discrétion aux complémentaires santé des remboursements que l’Assurance Maladie ne voudra ou ne pourra plus assurer...».
« Nous ne resterons pas éternellement des payeurs aveugles »
Encore un rendez-vous manqué pour les mutuelles et les assureurs ? Voire… Car, de toute façon tout le monde est d’accord pour dire que les mutuelles sont devenues un acteur incontournable dans le système de santé… Dans ce contexte, peut-on imaginer demain qu’elles soient encore plus présentes ? « Cela va déjà très loin. Nous sommes sur un modèle émergent sur deux niveaux, reste à savoir maintenant s’il va se consolider et comment ? », s’interroge Claude Le Pen. Ce poids croissant sur le plan économique qui leur confère un rôle de plus en plus grand dans la santé, sera-t-il déterminant pour asseoir leur pouvoir sur le système de santé et leur donner un leadership sur les professionnels de santé ? À ce jour, la législation française contient encore les ambitions des complémentaires santé. Mais pour combien de temps ? Le patron de La Mutualité, Etienne Caniard, a déjà prévenu : les mutuelles ne resteront pas éternellement des « payeurs aveugles ». Voilà les pouvoirs publics prévenus… Et les médecins aussi !