À Marseille, « le nombre de passages aux urgences explose, tandis que le nombre de médecins diminue : depuis deux ans, nous avons perdu environ quatre à cinq médecins par semestre ». C'est la raison pour laquelle, usée par la dégradation progressive de ses conditions de travail à l’hôpital de la Timone (AP-HM), Amélie* a quitté le navire en novembre dernier. Une quinzaine d’urgentistes ont fait le même choix depuis deux ans et demi. L’effectif du service, qui est normalement dimensionné pour 30 équivalent temps plein (ETP) a ainsi été progressivement divisé par deux (16 ETP y travaillent actuellement), selon la commission médicale d'établissement (CME) de l’AP-HM.
La praticienne marseillaise travaille désormais aux urgences de cliniques privées, même si elle avoue « préférer la Timone en termes de médecine ». Mais, à la différence de l’AP-HM, « je ne passe plus mon temps à chercher des lits d’aval dans le privé, souligne-t-elle. Cela nous prenait un temps phénoménal ». Quand Amélie travaillait à l’Assistance publique, les urgentistes, ne cherchaient pas seulement des places dans les murs de l’hôpital, mais aussi « dans le département ! C’est ce qui m’a fait partir et a fait partir beaucoup de gens : ce temps médical gaspillé que nous préférerions utiliser à voir les malades ».
Un cercle vicieux
Selon elle, les urgentistes ont tiré la sonnette d’alarme durant des années pour demander plus de lits d’aval, grève à l’appui. Au final, la direction a accepté d’ajouter une ligne de garde, « mais pas l’aval promis : un service de post-urgences de 30 lits d’unité neurovasculaire (UNV) », regrette Amélie. Quant aux lits d’UNV qui étaient déjà en place, ils auraient fermé les uns après les autres, faute de personnel. « La plupart des paramédicaux sont partis en libéral car ils gagnent deux fois plus que dans le public, se souvient Amélie. On manquait donc d’infirmiers, donc de lits, et donc de médecins. Beaucoup de jeunes diplômés arrivaient pour repartir aussitôt, car la charge de travail est très lourde. C’était un cercle vicieux.»
Chef de clinique à la Timone, le Dr Jérémy Monteiro, confirme que des « praticiens quittent les urgences car les conditions de travail se dégradent de jour en jour ». Selon cet autre urgentiste marseillais, « beaucoup d’infirmiers manquent dans l’hôpital, donc on ferme des lits, donc moins de lits d’aval aux urgences ». Conséquence : les patients stagnent plus longtemps et sont « de plus en plus agressifs ». Les violences verbales seraient devenues « quotidiennes », d’après le Dr Monteiro qui observe aussi « un retard dans la prise en charge de certaines pathologies, ce qui peut aggraver le pronostic des patients ».
Cerise sur le gâteau : en raison des problèmes de sous-effectif, l’hôpital a été contraint de supprimer la ligne de garde supplémentaire, le 2 mai dernier. Avec une équipe de moins aux urgences, « on est passés de 15 patients en même temps à 25 patients », affirme l’urgentiste qui précise que les horaires de travail des médecins se sont allongés.
Prime non versée ?
Cette problématique est « d’ordre national », souligne le médecin qui tient à saluer les « efforts de la direction et de la CME » pour trouver des solutions. Mais il regrette « le silence de la DRH » à propos du versement de la prime d'engagement dans la carrière hospitalière (Pech), réservée aux spécialités en tension. Le médecin ne comprend pas pourquoi « l’administration », qui avait pourtant promis le versement de cette prime aux nouveaux arrivants, n’a pas répondu à ses « trois mails de relance ». Et d’ajouter que « l’indemnité de précarité n’a pas été versée à une dizaine de médecins démissionnaires ».
Contacté par « Le Quotidien », le Pr Jean-Luc Jouve, le nouveau président de la CME de l’AP-HM depuis juin dernier, rappelle que la Pech, qui était initialement réservée aux derniers arrivés, sera finalement « élargie à plus de praticiens ». Il croit d’ailleurs savoir que son règlement devrait intervenir « incessamment sous peu ». Par contre, il n’a pas entendu parler du non-versement de la prime de précarité.
Le chef de service de chirurgie orthopédique et pédiatrique (à la Timone enfants), confirme la « dégradation progressive des conditions de travail » au cours de ces dernières années, avant que le Covid « mette les soignants à genoux ». Il précise que les urgences sont dimensionnées pour 200 patients, tandis que le flux de patients augmente en permanence : « on arrive régulièrement à des pics de 280, avec un record l’été dernier à 380 », dans un contexte où l’activité médicale de ville à Marseille est « quasi nulle en termes de permanence de soins ». Ce à quoi s’ajoute « la très grande souffrance » des hôpitaux périphériques autour de la cité phocéenne (Manosque, Aix-en-Provence ou Draguignan), dont les urgences sont « régulièrement fermées ».
Un été sous haute pression
Face à cette « situation extrêmement critique », reconnaît le Pr Jouve, des recrutements d’urgentistes sont prévus en octobre ou novembre prochain. Difficile de faire mieux selon lui, car il y a en a « peu sur le marché ».
En attendant, la direction a lancé un plan de relance des urgences à l’approche de l’été, via deux modes de recrutement. Pour compenser la disparition de la ligne de garde, des « seniors de traumatologie » (4,5 médecins) assurent depuis ce lundi une ligne de traumatologie d’urgence, 24 h/24. En parallèle, trois médecins généralistes (un Français et deux Ukrainiennes) assureront la surveillance de l’UHCD (Unité d'hospitalisation de courte durée).
La direction serait particulièrement impliquée dans ce dossier, selon le président de CME. Des propos confirmés par Karim Djebali, secrétaire général de Sud Santé AP-HM. Selon lui, François Crémieux, le directeur de l’AP-HM, serait une personne « pleine de bonne volonté qui apporte un nouveau souffle à l’établissement », mais sa ligne ne serait pas toujours suivie par les directeurs de sites qui ont « gangrené l’AP-HM durant des années ».
Vingt lits d’aval supplémentaires
Toujours est-il que l’établissement est en train d’ouvrir « vingt lits d’aval supplémentaires », annonce le Pr Jouve. Autre mesure d’urgence : des lits « captifs » seront priorisés dans les services de spécialité pour fluidifier l’aval des urgences. L’établissement a aussi demandé à la régulation de réorienter les patients vers d’autres structures du territoire. Enfin, l’ARS a proposé d’élargir les horaires des maisons médicales de garde qui devraient être ouvertes toute la journée (et non plus de 20h à minuit), mais ce projet « n’avance pas suffisamment vite », regrette le président de CME.
Celui-ci redoute en effet que « les urgences craquent cet été », en raison de l’afflux massif de touristes dans la région. Mais il se dit confiant dans sa capacité à relancer l’attractivité des urgences. Il mise sur la création de postes partagés (Samu et urgences, par exemple) ou l’introduction de nouvelles activités dans le service (développement de l’échographie, installation d’un scanner en janvier prochain). Mais aussi sur une nouvelle génération de jeunes médecins qui devraient « amorcer une nouvelle dynamique ».
* Le prénom a été changé pour des raisons de confidentialité
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