La santé des médecins

Dr Jean Pellet : « Le suicide des médecins, les médias n’en parlent pas, ce n’est pas vendeur »

Publié le 26/03/2015
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LE QUOTIDIEN : Dans votre livre « La nuit des défaites », vous avez choisi de vous mettre dans la peau de Jérôme, un cardiologue qui s’est suicidé. Vous sentiez-vous légitime pour parler à sa place ?

Dr JEAN PELLET : J’ai mélangé fiction et auto-fiction, J’ai choisi d’écrire, avec mes mots et en me référant à ma propre histoire, la lettre – ou « boite noire » – qu’aurait pu laisser un confrère pour expliquer son geste. Une lettre écrite dans l’urgence, sous l’effet de l’alcool et qui suit le flot agité de la pensée et de ses associations libres. Grâce à la fiction on peut tout dire.

Je suis Jérôme et Jérôme c’est moi. Jérôme est l’un de mes nombreux confrères qui se sont suicidés au cours de leur carrière. Ce livre est avant tout le mien, même si je n’ai jamais été suicidaire. Il est bien sûr subjectif.

Dans ce monologue, j’ai mis des références à ma carrière, comme l’histoire de mon maître en rythmologie (« le plus doué, un virtuose, un intellectuel »), qui était promis à un avenir brillant et qui s’est suicidé lorsqu’il a appris qu’il ne deviendrait pas Professeur des Universités.

J’ai aussi donné libre cours à des thèmes qui ont inspiré mes deux premiers livres « Le cauchemar d’Hippocrate » et « Médecine et humanisme, le grand écart » : la place du patient-malade-consommateur, l’évolution de notre art vers un travail technico-scientifique et statistique, la judiciarisation de la médecine…

Alors suis-je légitime pour parler à la place de Jérôme ? Utiliser la fiction me permet de m’approprier cette légitimité.

Jugez-vous vos confrères suicidés dans ce livre ?

Certainement pas. J’ai souffert de ne pas comprendre le départ de mes confrères. Mais je dois dire que j’ai aussi été interpellé, fasciné et je me suis senti obligé de justifier le sens de ma propre existence.

Face au mystère du suicide, j’ai recherché quel sens pouvait avoir ce geste. Mais je peux avoir fait fausse route, et avoir cherché un sens à un acte qui est un « non-sens », comme l’affirment les religions.

Le suicide renvoi au caractère inéluctable de sa propre mort : c’est une volonté brutale, violente d’accélérer un processus naturel et de se donner le droit de le faire. Les médecins font face tous les jours au dépérissement et au vieillissement de leurs patients… mais aussi au leur. Ils devraient donc théoriquement pouvoir plus facilement accepter l’idée de la mort.

Mes confrères suicidés étaient généralement des hommes de 45 à 55 ans. Ont-ils choisi de se donner une éternelle jeunesse ? De partir en laissant aux autres l’image positive d’un homme, certes fatigué psychologiquement, mais encore vaillant physiquement ?

Pensez-vous que le suicide des médecins est un sujet tabou ?

Le suicide des médecins, les médias n’en parlent pas, ce n’est pas vendeur. Le discours sur le suicide des médecins est le plus souvent informatif, statistique (2,5 fois plus de suicide que la population générale chez les 30-60 ans), psycho-social (burn out), voire psychiatrique (mélancolies, dépressions…). Le médecin est fait pour soigner, il est là pour donner, pas pour recevoir… Les patients nous renvoient leurs angoisses – et elles sont lourdes – dans un contexte où la santé est devenue un bien de consommation. Le médecin est déshumanisé, la médecine a perdu son sens.

Pourtant, longtemps, médecine a rimé avec vocation. C’est un très beau mot la vocation : se vouer à des personnes et à une cause peut donner un sens à une vie. Mais aujourd’hui, le médecin se retrouve face à des demandes impossibles à assumer de médecine sociale ou de médecine du bien-être et du bonheur. Dans le même temps, il doit faire face à des contrôles administratifs et judiciaires de plus en plus complexes.

C’est toute une conjonction de faits qui concourent à pousser certains médecins vers le suicide, comme seule solution à leurs problèmes quotidiens.

Les suicides des médecins s’expliquent-ils principalement par le burn out ?

Les médecins aiment généralement leur métier. Mes confrères suicidés n’accusaient pas la médecine et ne mettaient pas en avant la souffrance au travail. Au-delà d’une fragilité c’est une accumulation de facteurs de risques personnels, professionnels, sociaux, qui peut conduire au passage à l’acte suicidaire.

Le burn out est un état qui fragilise les médecins, pourtant, il reste très sous estimé en dépit de ses conséquences potentiellement catastrophiques.

Aujourd’hui, le burn out est favorisé par les exigences des patients, les obligations d’information, de transparence, d’humanité et la suradministration de la médecine par des organismes tels que les ARS ou la HAS. Et lorsque les médecins doivent faire face à des plaintes, un pas définitif peut être franchi. Celui qui signe une interdiction d’exercer prend-il conscience qu’il peut signer l’arrêt de mort de son confrère ?

Aujourd’hui, les médecins – comme tous les soignants – ont un mal-être professionnel majeur, et la manifestation du 15 mars en a été la preuve.

Les médecins ont besoin de prendre la parole, de parler de leur souffrance, de ne plus s’imposer d’être des surhommes. J’espère que mon livre les aidera en ce sens.

Votre livre, votre attaque contre la médecine française du début du XXIe siècle, ne sont-ils pas un peu excessifs ?

Bien sûr, cela m’a permis de façon volontairement insolente d’aborder des sujets qui me tiennent à cœur et parfois me mettent en colère. Et cette colère vient aussi de l’incompréhension du passage à l’acte suicidaire pour ceux qui restent.

Aujourd’hui, notre métier, qui nous met en contact avec des patients de plus en plus exigeants et une administration de plus en plus pesante, devrait être supervisé par des confrères seniors qui pourraient aider les médecins à partager leurs difficultés, leurs doutes, leurs incompréhensions quotidiennes.

Mon livre est avant tout une réflexion sur les dégâts humains que peuvent entraîner les modifications récentes de la pratique médicale. Mais c’est aussi un plaidoyer pour un métier voulu, choisi et tellement enrichissant d’un point de vue humain.

Jean Pellet, « La nuit des défaites », Bayard Culture 2015
Propos recueillis par le Dr I. C.

Source : Le Quotidien du Médecin: 9398