Installé en Martinique depuis 2008 et chirurgien orthopédiste au CHU de Fort-de-France depuis 2016, le Dr Abdelkrim Benchikh El Fegoun dénonce le marasme de l'offre de soins sur l'île. Vice-président du Syndicat martiniquais des hospitaliers (SMH) et délégué général à l'outre-mer pour Avenir hospitalier (AH), il plaide pour une remise à plat du financement et de la gouvernance sanitaire des départements français d'Amérique.
LE QUOTIDIEN : Vous lancez un SOS sur la situation en matière d'accès aux soins en Martinique. Pourquoi ?
Dr ABDELKRIM BENCHIKH EL FEGOUN : Lors de mon arrivée sur l'île en 2008, ce qui m'a immédiatement frappé, c'est l'inégalité des chances des Martiniquais face à la maladie. Un exemple : quand je travaillais à Bordeaux, lorsqu'on recevait des malades porteurs de métastases vertébrales consécutives à un cancer de la prostate, du poumon ou du sein, ils étaient identifiés précocement et opérés. Or, à mes débuts en Martinique, ces pathologies n'étaient pas réellement prises en charge. Tous les malades de ce type que je recevais avaient des lésions neurologiques gravissimes par une faute d'accès aux soins.
Mais ce n'est pas tout. Aujourd'hui, la Martinique est championne du monde du nombre de cancer de la prostate par habitant. Notre taux d'amputations sur pied diabétique est nettement plus élevé que partout ailleurs en France. On a des scores de prématurité beaucoup plus élevés que la moyenne nationale. Enfin, il y a un niveau de précarité des personnes âgées qui est scandaleux. Et je ne parle pas des troubles psychiatriques et des problèmes de drogue directement liés au niveau de chômage.
Quelles sont les raisons de ce marasme ?
Il y a d'abord un problème de financement de nos établissements publics. Nos hôpitaux sont en permanence déficitaires. Aujourd'hui, la dette du CHU de Fort-de-France est évaluée à 360 millions d'euros, dont 200 millions de dette structurelle et 160 de dette fournisseur. Dans ma discipline, une vis pédiculaire coûte deux fois plus cher qu'en métropole car il faut la faire venir depuis Paris alors qu'on pourrait l'acheter à Miami… Nos établissements n'ont aucune capacité d'autofinancement. Ils ne sont pas capables de gérer l'insécurité ou d'acquérir des outils d'innovation médicale. Ils ne sont pas non plus capables d'être attractifs puisque l'hôpital est miséreux.
Quid des effectifs ?
Il y a un déficit de ressources humaines soignantes, médicales et paramédicales. On manque cruellement de radiologues, de cancérologues, de radiothérapeutes, de cardiologues, d'anesthésistes-réanimateurs, de gastroentérologues, de réanimateurs néonataux et même de certaines spécialités chirurgicales ! Il y a un véritable problème de qualité de vie au travail des soignants. Nos personnels et nos étudiants partent massivement en métropole. 90 % de nos établissements en Martinique sont insalubres. Un seul bâtiment est neuf, il a été construit il y a quatre ans et il a fallu se battre avec l'État pour qu'il nous laisse emprunter l'argent.
Aujourd'hui, au regard de la souffrance des Martiniquais sur les sujets sanitaires et médicaux, on peut se poser la question d'une citoyenneté à deux vitesses. Dans les Antilles, les malades sont pris en otage car ils ne peuvent pas aller se faire soigner ailleurs. Je réclame la justice sanitaire pour nos concitoyens martiniquais.
Le Ségur de la santé tente d'apporter des réponses aux problèmes que vous pointez. Qu'en pensez-vous ?
C'est de l'affichage ! Le Ségur a promis 448 millions d'euros à la Martinique. Mais nous avons déjà 360 millions d'euros de dette… C'est de la poudre aux yeux ! Quant aux revalorisations salariales, nos infirmières sont déjà payées 40 % plus cher qu'en métropole en raison de l'éloignement et cela ne les empêche pas de partir. Je ne crois pas que l'argent règle tout. Les infirmières resteront si on leur donne un projet, des responsabilités, des formations…
La France doit s'engager dans une réforme profonde de notre appareil sanitaire et médico-social. Il faut mettre en œuvre une politique de santé publique de prévention notamment sur le cancer, la prématurité, la maltraitance, les troubles psychiatriques, le diabète et l'hypertension. Ensuite, il y a une question de masse critique. Pour qu'un cardiologue pédiatre qui s'occupe d'enfants de moins de trois kilos puisse conserver ses compétences, il doit avoir un bassin de patients suffisant.
Que proposez-vous ?
Pour répondre à ce défi, il faut fédérer les trois départements de Guyane, Martinique et Guadeloupe. Cela veut dire qu'il faut une seule université et une seule agence régionale de santé qui puissent imposer une régulation harmonieuse de l'offre de soins sur le territoire des départements français d'Amérique. Malheureusement, le système de santé français fonctionne en silo et les problèmes qui existent partout sont exacerbés en Martinique.
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