Comment définit-on les inégalités sociales de santé ? Se résument-elles à l'accès aux soins ?
Pr Hector Falcoff Les inégalités sociales de santé sont les différences d’état de santé liées à une caractéristique sociale, par exemple les différences de mortalité entre les ouvriers et les cadres. Ces inégalités sont liées à des déterminants sociaux, que l’OMS a définis comme les conditions dans lesquelles les individus naissent, grandissent, travaillent, vivent et vieillissent, ainsi que l’ensemble des forces et des systèmes qui influent sur les conditions de la vie quotidienne.Ces forces et ces systèmes incluent les politiques économiques et sociales au sens large. Il me semble que le système de santé, par son organisation et par l’utilisation qui en est faite, peut être lui-même considéré comme un déterminant social de la santé.
Plus concrètement, les déterminants sociaux de la santé incluent évidemment les revenus, mais aussi l’alimentation, le logement et l’environnement, les comportements de santé comme le tabac et l’activité physique (qui sont des comportements socialement différenciés), l’éducation (diplôme, « culture de santé »), les conditions de travail, le réseau familial et social, la maîtrise de sa vie, etc.…
La question des ISS est souvent réduite à celle de la santé des plus précaires, et la solution passerait par l’accès aux soins de ces personnes. De ce point de vue, la France semblait bien placée puisque l’OMS lui a décerné en 2000 le titre de meilleur système de santé au monde. Cela correspondait à la mise e place du dispositif de la CMU complémentaire.
Mais si on élargit la perspective, on se rend compte que malgré un accès financier aux soins de bonne qualité, avec moins de 10 % de français sans complémentaire, les inégalités sociales sont considérables en termes de mortalité, mais aussi d’état de santé perçu et de renoncement aux soins. Les inégalités entre territoires sont parfois énormes. C’est ce qu’illustre par exemple l’étude d’Emmanuel Vigneron, géographe de la santé, sur la mortalité des personnes qui vivent dans les quartiers traversés par la ligne B du RER.
En moins d’un quart d’heure de trajet le risque de mourir une année donnée passe presque du simple au double entre Luxembourg et La Plaine Stade de France. Dans le même temps les revenus moyens sont divisés par un facteur 3 à 4, et le nombre de personnes faiblement diplômées ou non diplômées est multiplié par 3 à 4.
Un autre aspect du constat est que là où les gens sont en plus mauvaise santé il y a moins de ressources médicales : par exemple le nombre de spécialistes libéraux passe de 68 pour 10 000 habitants à Luxembourg, à 10 pour 10 000 à La Plaine Stade de France.
De quelle nature sont ces ISS ?
Pr H.F. On peut résumer en disant que plus on est mal placé socialement et plus on a une probabilité de se sentir en mauvaise santé, accumuler des facteurs de risque, des handicaps, avoir une ou plusieurs pathologies chroniques, vivre moins longtemps, vivre moins longtemps en bonne santé, mourir avant 65 ans !
Que fait le système de santé ?
Pr H.F. En France, il semble que pour une pathologie grave (un infarctus du myocarde, une pneumopathie sévère…) prise en charge à l’hôpital les gens sont soignés de la même manière quelle que soit leur position sociale. C’est dû à l’accès aux soins, à la qualité de l’hôpital public, et au fait que les prises en charge sont protocolisées. Mais les patients socialement défavorisés arrivent à l’hôpital « plus malades » (à un stade plus avancé pour certains cancers par exemple) et le résultat final est moins bon, alors que la qualité des soins reçus est comparable.
Dans un pays comme le nôtre, dont le système de protection sociale permet un bon accès aux soins curatifs, l’action sur les inégalités sociales de santé relève bien plus de la prévention et du dépistage que du soin. C’est dans les domaines des facteurs de risque de cancer, de risque cardio-vasculaire, de diabète, etc. que la différence de santé entre les différentes populations est manifeste. Et c’est donc là où il faut agir.
Comment un médecin peut-il contribuer à réduire ces inégalités ?
Pr H.F. Pour réduire les inégalités de santé entre les patients, le médecin doit comprendre le concept d’équité des soins. Se dire « je soigne de la même manière tous les patients » est insuffisant puisqu’il y a des patients qui ont des besoins beaucoup plus important que d’autres.
Être égalitaire ne signifie pas être équitable. C’est évident dans le domaine de l’éducation thérapeutique des patients qui ont des pathologies chroniques. Imaginez une personne qui a fait des études supérieures et une personne non diplômée : faut-il consacrer le même temps d’échanges, d’explications, d’éducation, avec les deux ?
Dans ce cas on est à peu près certain de ne pas être équitable. L’équité des soins, qui est une des dimensions essentielles de la qualité des soins, consiste à délivrer des soins proportionnels aux besoins, afin d’obtenir des résultats aussi proches que possible entre patients de position sociale différente pour réduire le plus possible l’écart au niveau du résultat final en termes de santé.
Divers travaux ont clairement montré que l’appropriation des messages préventifs est moins bonne chez les personnes socialement défavorisées. L’équité consiste à mobiliser plus de moyens autour de ces personnes.
Quelles solutions sont applicables en France en médecine générale ?
Pr H.F. Des solutions existent et se situent à différents niveaux. Un anglais, Michael Marmot, titulaire à l’OMS de la chaire des déterminants sociaux de Santé, a développé le concept d’ « universalisme proportionné », qui stipule qu’on doit s’occuper de tous mais en fonction des besoins de chacun. Offrir une intervention à tous, mais avec des modalités, ou une intensité, qui varient selon les nécessités individuelles. Cela passe par une réorganisation de la manière dont nous délivrons les soins. Un exemple : on sait que le dépistage du cancer du col de l’utérus est moins adopté par les femmes de situation sociale défavorisée.On peut imaginer, avec une pointe d’utopie, au niveau d’un cabinet qui utilise un dossier informatisé, une intervention graduée comprenant :
- une information adaptée distribuée à toutes les femmes, faisant la promotion du frottis ;
- un enregistrement systématique des frottis faits dans le dossier ;
- un rappel automatique s’affichant à l’écran lorsque la femme n’est pas à jour pour le frottis ;
- une extraction, par exemple tous les 6 mois, du nom des femmes qui restent « non à jour » (très probablement il s’agira en grande majorité de femmes socialement défavorisées) ;
- une action spécifique auprès de ces femmes en fonction des moyens dont on dispose : on peut leur envoyer un courrier, les appeler, essayer de comprendre ce qui bloque (autres problèmes prioritaires, crainte du frottis, difficultés pour prendre rendez-vous, etc.) et proposer une solution « sur mesure », un accompagnement ;
- une fois par an on mesure le taux de frottis dans les différentes catégories de patientes. S’il est à peu près le même on a gagné ! Sinon il faut comprendre ce qui n’a pas fonctionné. En fait la démarche de l’équité des soins et de l’universalisme proportionné au niveau d’une équipe de soins n’est rien d’autre qu’une démarche d’amélioration de la qualité des soins classique, avec la prise en compte de la dimension sociale en plus.
Bien évidemment, cela nécessite des moyens : un bon système informatique, du personnel, une organisation en équipe, du temps. Probablement le plus difficile c’est de commencer, ensuite l’organisation en place peut servir pour bien d’autres aspects de la prévention et de la prise en charge des pathologies chroniques. C’est parfaitement faisable, il suffit de s’en donner les moyens, c’est une question de choix et d’arbitrage au niveau du budget de la santé.
En pratique, est-ce compatible avec des consultations qui durent en moyenne dix à 15 minutes ?
Pr H.F. Fournir des soins proportionnels aux besoins est un vrai défi. D’autant que dans les zones socialement et économiquement défavorisées, les patients cumulent plus souvent maladies chroniques, facteurs de risque, problèmes psychologiques et sociaux. Tandis que les besoins sont importants, les médecins généralistes de ces zones sont moins nombreux, c’est un fait. Ils ont une charge de travail plus élevée et disposent de moins de ressources humaines et techniques.
La durée des consultations est inversement associée à la charge de travail du médecin généraliste et au niveau socio-économique local. En 1971, un généraliste anglais, Julian Tudor Hart, avait énoncé le principe de l’ « inverse care law » qui dit que la disponibilité de soins médicaux de bonne qualité tend à varier de manière inversement proportionnelle au besoin de la population concernée. Ce constat se vérifie tous les jours.
Un autre obstacle est la distance sociale et culturelle entre le médecin et le patient. Il a été montré que plus cette distance est grande et plus c’est difficile pour le médecin d’analyser finement la situation. Le médecin a moins d’informations fiables et prend ses décisions avec plus d’incertitude. Il risque alors d’appliquer à son patient des stéréotypes. Par exemple il va imaginer que ce travailleur manuel, d’origine étrangère, qui parle mal le français, et qui consulte pour une fatigue, est en demande d’arrêt de travail. Or il peut s’agir de tout autre chose !
Comment sensibiliser les médecins aux ISS et les inciter à les prendre en compte dans leur pratique ?
Pr H.F. Tout d’abord par la formation, l’objectif étant d’intégrer bien les deux dimensions du métier : à la fois le soin individuel et le rôle de santé publique, la responsabilité collective vis-à-vis d’une partie de la population. Il y a aussi un enjeu de formation à la « compétence interculturelle ».
Il faut aussi organiser le cabinet et la manière de travailler. Il y a des personnes qui ne parviennent pas à prendre un rendez-vous à l’avance, soit parce qu’elles n’en comprennent pas l’intérêt, soit parce qu’elles ont trop peu de maîtrise de leur vie et sont ballotées par la « tyrannie de l’urgent ». Il faut donc offrir des plages de consultation sans rendez-vous. Évidemment ces consultations doivent servir pour essayer de convaincre ces personnes que c’est leur intérêt de venir sur rendez-vous. L’accueil, la secrétaire, peuvent jouer un rôle important à ce niveau.
Ensuite, lorsque quelqu’un cumule les problèmes, il ne faut pas hésiter à lui proposer de programmer une série de rendez-vous pour mieux traiter chacun des problèmes. Concernant l’accès au spécialiste, il faut avoir des circuits sans dépassement d’honoraire. Il faut également apprendre à collaborer avec le secteur social, qui reste pour la plupart des généralistes un continent mal connu (il faut dire que l’organisation des services sociaux en France est excessivement complexe !).
Comment prendre en compte les ISS dans la rémunération des professionnels ?
Pr H.F. Il faudrait rendre beaucoup plus rémunérateur le travail dans les zones les plus défavorisées, pour que les médecins aillent s’y installer. Et aider à la création de groupes pluriprofessionnels avec plus de moyens pour exercer, avec des infirmières, des médiateurs sociaux.. Il ne suffit pas d’augmenter le C, il faut aussi aider à financer un outil de travail pertinent.
La ROSP pourrait prendre en compte les efforts accomplis. On pourrait au moins prévoir un indicateur déclaratif tel que la « proportion de patients adultes pour lesquels le dossier comporte une information sur la situation sociale». Ce serait un début !
Le Collège de la Médecine Générale a émis des recommandations sur les informations sociales à inclure dans le dossier dont on pourrait s’inspirer. On pourrait également rétribuer les médecins qui vont plus loin et engagent une démarche d’équité des soins comme je l’ai évoqué plus haut pour le frottis. Le principal, c’est la volonté politique de changer réellement les choses et de donner aux soins primaires de vrais moyens pour jouer leur rôle.
Article précédent
Le diabète, une maladie emblématique des ISS
Article suivant
Dis-moi combien tu gagnes, je te dirai comment tu vas !
Vaccination, l’exception qui confirme la règle ?
Pathologies cardio-vasculaires : le mal de la France d’« en haut »
Le diabète, une maladie emblématique des ISS
« Etre égalitaire ne signifie pas être équitable »
Dis-moi combien tu gagnes, je te dirai comment tu vas !
Douleur chronique, moins de disparités régionales, mais…
Les disparités sociales sont-elles solubles dans la ROSP ?
Maladie veineuse, la double peine ?
Et dans la vraie vie, ça se passe comment la prévention ?
Gynécologie : des inégalités intra-genre…
Transition de genre : la Cpam du Bas-Rhin devant la justice
Plus de 3 700 décès en France liés à la chaleur en 2024, un bilan moins lourd que les deux étés précédents
Affaire Le Scouarnec : l'Ordre des médecins accusé une fois de plus de corporatisme
Procès Le Scouarnec : la Ciivise appelle à mettre fin aux « silences » qui permettent les crimes