Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
Mon principal objectif était d'informer les décideurs. Notre système de santé va mal, nos hôpitaux sont en crise depuis de longues années. La médecine libérale est en grande difficulté. L'idée était donc d'apporter une vision plus globale, avec toutes les évolutions (technologiques, épidémiologiques, démographiques, organisationnelles) à prendre en compte. Dans son livre Le Nouveau Modèle français*, David Djaiz décrit les méthodes du commissariat au plan dont le rôle a été un élément déterminant de la mutation de la France après la Seconde Guerre mondiale. Le premier temps des travaux dans ce cadre a été de présenter des données chiffrées pour que tous les acteurs s’accordent sur un diagnostic commun. J’ai tenté dans mon livre de contribuer à ce que pourrait être un diagnostic commun avec à la fois des données chiffrées et aussi des informations sur les grandes tendances, y compris les possibilités nouvelles créées par les technologies numériques.
Par ailleurs, dans la spirale incroyablement négative dans laquelle nous nous trouvons, il me semblait pertinent d'avoir une vision plus optimiste sur l'avenir de nos hôpitaux et de suggérer des propositions. Les technologies numériques et d’intelligence artificielle constituent un élément majeur pour réinventer l'hôpital universitaire afin que celui-ci reste un lieu de progrès, d'innovation et d'attractivité pour les personnels qui y exercent. L'objet de ce livre était aussi d'avoir une perspective internationale car la crise des systèmes de santé est mondiale.
En effet, vous traitez beaucoup les systèmes britannique et allemand. Pourquoi la France accuse-t-elle un tel retard ?
Concernant le Royaume-Uni, ils dépensent beaucoup moins que nous dans leur système de santé et ont une culture extrêmement forte d'optimisation. Je suis toujours frappé de la qualité de prise de décision des acteurs à un très haut niveau, avec une approche d'évaluation et d'expérimentation. C’est de mon point de vue très différent de la France où l'on aura des millions d'idées qu'on sera incapable d'expérimenter et encore moins d'évaluer. Quant à l'Allemagne, ils ont une vision beaucoup plus pragmatique que nous et dépensent beaucoup plus pour leurs hôpitaux. Concernant l'Espagne ou l'Italie, ils sont également comme les deux pays cités précédemment beaucoup moins immobiles que nous. La France pose un cadre qu'il devient vite très compliqué de modifier. Une des difficultés et que nous ne finançons jamais complètement ce qui devrait l'être. S'il y a 5 projets proposés et un financement pour seulement 3 de ces projets, on préfère souvent mal financer 5 projets plutôt que de ne retenir que 3 projets. Autre problématique, dans la recherche, nous avons une inadaptation des structures de soutien à la recherche à l'évolution des concepts et modes de pensées. Certaines de ces structures étaient très pertinentes à leur création, mais ne le sont plus du tout vingt ans plus tard. C'est un vrai problème pour les nouveaux besoins en termes de recherche qui nécessiteraient des structures plus adéquates.
Pourquoi l'AP-HP n'a pas le droit de diffuser et de vendre ses propres outils numériques ? Cette interdiction est-elle limitée à l'AP-HP ?
De manière générale je pense les CHU n’ont pas le droit d’avoir une activité commerciale directe. L’extraordinaire vivacité des partenariats public-privé aux USA ou en Israel est souvent mise en exergue mais les contraintes en France sont très différentes. Si vous avez développé un outil au sein de votre établissement hospitalier et que vous en faites un spin-off, c'est très compliqué de l'utiliser ensuite. Sur ce point-là, il faudra aussi lever des verrous.
Que pensez-vous de la remarque de Frédéric Bizard (DS 333). Il raconte que si l'on ne fait rien de sérieux d'ici à la fin du quinquennat, le système de santé risque de s'effondrer et de revenir à son rôle d'avant la réforme de 1958 ?
Je ne sais pas avec précision comment l'hôpital fonctionnait avant 1958. Mais oui la dégradation de l'hôpital est rapide. La partie la plus inquiétante est le découragement croissant des personnels qui manquent de reconnaissance, de perspectives et dont les conditions de travail se dégradent. Certains personnels qui auraient la possibilité d'exercer dans des hôpitaux universitaires de renom vont choisir beaucoup plus facilement des carrières dans le privé. Si on commence à ne plus attirer les meilleurs et à avoir parfois des services entiers qui partent dans le privé, c'est une perte d'attractivité très inquiétante pour l'AP-HP, le navire amiral de l'hôpital public universitaire. Les raisons sont également très inquiétantes, ces départs ne sont pas liés uniquement à des raisons purement financières, mais aussi à l’espoir que leurs conditions de travail s’amélioreront et que la qualité des soins prodigués sera plus conforme à leurs attentes.
Les moyens manquent-ils pour rénover notre système de santé ? On constate aussi le délabrement de l'immobilier hospitalier…
Si nous voulons modifier de manière considérable le système, il faudra réaliser des investissements très importants, alors qu'ils sont à la fois en diminution progressive depuis des années et multiples. Nous assistons à une paupérisation incroyable des hôpitaux, avec depuis près de dix ans une diminution continue du ratio d'investissement (4,7 % en 2019 contre plus de 10 % en 2009) . Par exemple la HAS regrette dans son rapport de certification que le service de gériatrie de l’Hôpital Pitié-Salpêtrière (un des plus gros hôpitaux européens), n'ait que deux douches pour 30 lits. La situation est encore plus complexe à Paris, car nous avons été incapables de valoriser les mètres carrés vendus. En province, les hôpitaux ont quitté le centre-ville et ont pu se reconstruire à l'extérieur en utilisant l'argent généré par la vente de leurs murs en centre-ville. Nous avons aussi besoin en permanence d'acheter du matériel pour suivre les évolutions technologiques, sans compter les investissements nécessaires dans le numérique et l'intelligence artificielle.
Vous êtes directeur scientifique du projet @HotelDieu. Quel est l'intérêt de ce projet d'hôpital numérique ?
Ce n'est pas exactement un projet d'hôpital numérique. @HotelDieu a deux ambitions. La première est de lever les verrous existant dans le développement du numérique à l'hôpital. Ceux-ci sont très divers, financiers, technologiques, liés aux systèmes d'information. La seconde est de développer des expérimentations en vie réelle en intégrant certains outils numériques dans le soin et le suivi des malades. La première grande difficulté que nous avons rencontrée est d'aligner la vision entre les acteurs technologiques entre eux, mais aussi entre ces derniers et les soignants utilisateurs ainsi qu'avec la Direction des Services Informatiques.
Pourriez-vous nous donner des exemples concrets de verrous ?
Si vous voulez faire rentrer une nouvelle application dans un hôpital, vous avez besoin de vous interfacer avec des systèmes informatiques déjà existants nombreux (environ une cinquantaine par établissement). Pire, aucun hôpital n'a la même architecture informatique et la même combinaison de logiciels. Au final, l'intégration dans un Système d’Information Hospitalier (SIH) se révèle extrêmement difficile et coûteuse. Notre idée est que Lifen gère ce verrou, organise un interfaçage avec tous les SIH existants pour que chaque application puisse se brancher en une fois très simplement. C'est un vrai sujet, il existe pour les nouvelles applications numériques une limitation du nombre d’application pouvant être utilisées à l’hôpital lié aux possibilités du service informatique. Cet interfaçage représente aussi un coût considérable dans le développement des applications et avait peu de valeur ajoutée pour les industriels. Autre exemple, nous travaillons sur l'organisation à mettre en place pour prendre des décisions à partir des données de suivi des malades à distance. Il ne s'agit pas seulement de produire des données, mais de décider comment elles vont s’interfacer avec les autres données existantes, quelle organisation est mise en place pour prendre des décisions utilisant ces données, comment ces organisations vont s'intégrer au fonctionnement habituel des services. C'est une nouvelle manière de penser l'organisation du soin qui a un impact aussi bien sur les malades que sur les équipes soignantes.
Mais de façon pratique, quels seront les apports pour le patient ?
Effectivement le projet @HotelDieu peut ne pas sembler aussi innovant que celui d’un industriel qui va proposer une innovation technologique (un coeur artificiel par ex). Je conçois bien que les questions d’interopérabilité et d’organisation de soins ne soient pas passionnants, mais ils constituent des enjeux majeurs pour les décideurs de santé. L’erreur est de considérer qu’il s’agit d’une innovation technologique alors qu’il s’agit de repenser complétement l’organisation des soins et les modalités de suivi des malades et d’inventer un nouveau modèle de soins. Pour l’apport du projet pour un diabétique, l’impact est simple. Un diabétique a 3,5 maladies chroniques en moyenne avant 65 ans et 6,5 en moyenne aprés 65 ans. Donc pour le suivi de ces malades, quel est le modèle ? une plateforme consacrée au diabète uniquement ou une plateforme consacrée au suivi des malades chroniques ? Comment les données de suivi d’un tel malade sont-elles gérées ? Arrivent-elles directement sur le smartphone du malade ou du médecin ou du service hospitalier ? Sont-elles gérées par une plate-forme privée ? A un moment, il est impératif de repenser les organisations pour gérer ces questions, même si cela ne fait pas briller les yeux.
Ce projet est donc le pilote des plateformes régionales de suivi à distance que vous évoquez dans votre livre ?
Effectivement il s’agit d’une première étape vers de telles plateformes régionales avec la construction de certains des modules nécessaires. À terme, une telle plateforme, comprendrait plusieurs modules : prescription des outils numériques, interfaçage des informations reçues avec les autres systèmes au sein de l'hôpital, aide à la prise de décision, gestion des alertes, communication avec tous les autres acteurs impliqués dans le suivi du patient.
Combien de temps dure ce pilote ?
Il vient juste de commencer. Il va nous falloir encore attendre 2025 pour que le dispositif devienne opérationnel et fluide. Le plus important est d’arriver à une vision commune et de faire échanger les différentes communautés dont les angles de vision peuvent différer puis de se confronter aux problèmes pratiques liés à la mise en place de ces nouvelles solutions technologiques et organisations de soin.
Lors de la mise en place de ce pilote, avez-vous observé des résistances au changement chez les hospitaliers ?
Les soignants n'en ont pas de raison de s’opposer à des solutions pour autant qu’ils les considèrent utiles pour les malades et s'ils se sentent suffisamment accompagnés dans les changements que leur mise en œuvre implique. Si en plus certains sont engagés dès la conception ou la mise en place du dispositif, cela sera encore plus facile. La plupart d'entre eux sont conscients de la nécessité de développer des outils numériques et même de l'IA. Il y aura de la résistance au changement si les soignants considèrent que les outils n'ont pas été assez évalués ou encore s'ils compliquent leurs tâches. Je suis persuadé qu'il existe même un vivier considérable d'innovations dans les prises en charge qui pourraient être proposées par les soignants eux-mêmes. L’innovation n'est pas uniquement technologique, elle peut être aussi organisationnelle.
Est-ce que le nouvel enseignement en numérique en santé qui sera rendu obligatoire à partir de la rentrée 2024 dans les facs de médecine va contribuer à donner une conscience numérique aux futurs médecins ?
La formation initiale ne sera probablement pas le principal problème. La « litteracy » numérique des jeunes étudiants en santé qui ont une appétence pour ce sujet est infiniment meilleure qu'il y a trente ans. En revanche, quid du contenu de ces enseignements ? Les Américains ont montré que ChatGPT avait presque le niveau pour avoir un examen en médecine. Donc il faudra apprendre aux médecins à collaborer avec ces outils, à savoir comment réfléchir en utilisant cette nouvelle source d'information voire d’aide à la décision, comment s'y adapter, garder une vision critique.. Cela ne sera pas simple à enseigner. Quant à la formation continue, elle sera de mon point de vue plus compliquée à mettre en œuvre. Par exemple, selon le NHS, la proportion de soignants à former est très importante (50 % à cinq ans) et leur litteratie numérique faible.
Que signifie le terme dans votre livre de "médecine de précision numérique"?
Dans la médecine de précision, on parle de biomarqueurs, comme en cancérologie. Je suis convaincu que la médecine de précision doit utiliser d'autres informations, dont toutes les caractéristiques du patient. C'est ce qu'un de mes collègues américains a appelé la personomique, c'est-à-dire l’influence des circonstances uniques de la personne facteurs internes liés à l’individu (éducation, traits de personnalité, culture, croyances, etc.) et facteurs externes liés à son environnement (ressources financières, charge de travail sociale, familiale et professionnelle, soutien de l'entourage et de la famille des patients). Ce sont des paramètres dont personne ne peut imaginer qu'ils ne soient pas aussi importants dans la prise en charge du patient que la génétique ou la protéomique.
D'où l'inclusion de Withings dans votre projet @Hoteldieu…
Cette start-up fabrique des capteurs pour le suivi des malades à distance. Certains comme les accéléromètres sont très basiques et donnent le nombre de pas. Mais si vous les utilisez mieux, vous aurez des informations supplémentaires sur de nombreux autres paramètres. Par exemple la vitesse de marche qui est assez bien corrélée à la mortalité ou au risque de chute. Toutes ces données peuvent être utilisées de façon beaucoup plus pertinente qu'aujourd’hui. Ensuite, des éléments encore plus intéressants sont apportés par la combinaison de capteurs, par exemple si on a à la fois l’information activité physique et le rythme cardiaque : si le rythme cardiaque s’accélère sans activité physique, il y a peut-être un trouble du rythme. Withings dispose aussi d'une balance connectée qui devient un élément de surveillance de plus en plus utilisé pour les insuffisants cardiaques car les modifications de poids sont un des premiers signes de décompensation d'une insuffisance cardiaque.
Comment faire pour que la tortue de l'évaluation rattrape le guépard de l'innovation mentionnée dans votre livre ?
Dans le domaine de l'innovation technologique c'est très fréquent que l’évaluation ait du mal à suivre les progrès de l'innovation. C’est en fait le cas pour la plupart des dispositifs médicaux. Il faut repenser l'évaluation de manière générale et en avoir une vision probablement plus frugale, en utilisant plus largement les données collectées en routine. Il faudra aussi évaluer ces dispositifs non seulement avant leur mise sur le marché mais aussi les surveiller ensuite. Il sera nécessaire de garder en tête les cadres méthodologiques classiques (évaluations diagnostique, pronostique, thérapeutique) qui doivent persister mais en y associant des méthodes d’études originales. À ce jour, cette question n’est pas complètement résolue. Il est déjà difficile d’évaluer les 50 médicaments qui sortent sur le marché chaque année. Il sera bien sûr compliqué d’évaluer des centaines voire milliers d'applications qui sont développées.
À quoi sert le Heath Data Hub ? Comment valoriser les données des hôpitaux ?
Il est important d'avoir plus accès aux données, plus d'utilisateurs de ces données et plus de transparence. Les données de l'assurance maladie ont des qualités remarquables (quasi-exhaustivité, un niveau de précision fabuleux), mais aussi des défauts (diagnostic non disponible pour les malades qui ne sont pas ALD, facteurs de risque comme le poids et la taille non enregistrés). Les données hospitalières sont plus profondes, mais nous avons des difficultés énormes d'un point de vue réglementaire à relier les bases de données entre elles. Si nous parvenions à le faire, nous pourrions enrichir considérablement les données disponibles. Obstacle supplémentaire pour les hôpitaux, la création et la gestion des entrepôts de données représente un coût très élevé. Ce n’est pas parce que les données hospitalières sont souvent des données collectées en routine que leur coût de production est nul. Le cadre pour valoriser n'est pas assez clair et doit être repensé. Peu d'experts y réfléchissent. La valorisation américaine des données est forcément différente de celle de notre pays ou c’est la solidarité nationale qui finance les soins. Ce potentiel issu de cette exploitation doit-il aider à maintenir les hôpitaux ? J'ai écrit un éditorial dans les Echos sur la répartition de la valeur de ce données où j'imaginais qu’au pire les hôpitaux fourniraient des données pour créer des algorithmes que ces mêmes hôpitaux devraient payer par la suite pour être en mesure de les utiliser.
En ce moment, avec la rentrée dans le droit commun effective de la télésurveillance médicale, les négociations entre l'assurance maladie et les industriels concernés est ardue.
À juste titre, les industriels cherchent à obtenir un remboursement le plus élevé possible. Mais il y a une confusion entre la surveillance à distance absolument indispensable et les moyens pour la réaliser, c’est-à-dire les outils technologiques (téléconsultation par exemple). Pendant la crise Covid, les Américains se sont rendu compte que le téléphone était un outil extraordinaire pour suivre les patients. Ils ont décidé de faire des actes rémunérant les médecins pour le remote monitoring. Aujourd'hui, un médecin hospitalier suit à distance certains de ses patients en envoyant des mails, des sms et en leur téléphonant, et exceptionnellement en ayant besoin de technologie de consultation à distance. Je ne suis pas très au clair sur la répartition de la valeur en France dans ce suivi à distance entre le médecin et les industriels proposant une technologie. Doit-on au final valoriser l'acte intellectuel ou la technologie ? Il existe aussi sans doute une vision très budgétaire des financeurs qui vont préférer des outils technologiques de suivi plutôt que du suivi à distance sans ces outils technologiques parce que cela leur permet de mieux contrôler l'existence réelle de l'acte.
La santé numérique va-t-elle générer des économies ?
La réduction n’est pas le but premier. Les modèles économiques sont encore tellement flous aujourd'hui qu'il est impossible d’avoir un avis définitif sur ce point. Il est sans doute imaginable que des économies soient réalisées dans certains domaines par exemple le suivi à distance des malades chroniques pour une partie de leur parcours pourrait réduire les sommes dépensées pour le transport des malades (5 milliards par an). Le numérique et l'intelligence artificielle permettront surtout de réaliser des choses qu'on ne faisait pas avant parce qu'elles étaient infinançables ou impossibles à réaliser faute de moyens humains ou possibles à réaliser uniquement dans certains centres d’excellence. Ils permettront aussi de libérer du temps de soignants ou de médecins. À titre d’exemple il est très difficile de financer des interventions personnalisées de prévention chez 20 millions de personnes sans ces outils.
* paru en 1921 aux éditions Allary, 19 euros.
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