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Dossier

Sexe, addictions, mort, violences…

Les sujets difficiles en consultation

Par Amandine Le Blanc - Publié le 01/06/2018
Les sujets difficiles en consultation

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VOISIN/PHANIE

« Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, mais parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles. » Cette phrase de Sénèque s’applique parfaitement à la question des tabous en consultation de médecine générale. En théorie, les tabous n’y ont pas leur place. En pratique, si les patients ont les leurs, les généralistes aussi ont parfois le plus grand mal à aborder certains sujets. « Il n’y a pas de tabous, seulement des préjugés », assure le Pr Philippe Cornet. Manque de formation, crainte de blesser, de ne pas être à sa place, influence de ses propres représentations, etc. : les freins peuvent se montrer multiples. Mais en avoir conscience, c’est déjà y remédier. Sexualité, mort, violences, addictions : revue non exhaustive des grands tabous des généralistes en consultation.

La sexualité

La sexualité a toute sa place en consultation de médecine générale. En 2002, l’OMS a inscrit la vie sexuelle comme élément de bien-être. Dans la foulée, l’Inpes diffuse à l’époque des informations spécifiques. Pourtant, au-delà des risques liés à la sexualité, la vie intime n’est pas toujours évidente à aborder en consultation. Comme pour tous les sujets « tabous », le généraliste peut être bloqué par deux types de réflexion : « J’ai peur de me mêler de ce qui ne me regarde pas et de ne pas savoir gérer la réponse », explique le Pr Eric Galam, généraliste à Paris et enseignant à l'université Paris-Diderot. Dans la thèse de 2016 de Nathalie Tartu consacrée aux « Freins à l’abord de la sexualité en consultation de médecine générale », plusieurs médecins mettent en effet en avant la crainte de l’incompétence. « On n’a pas envie d’aller trop dans le détail, parce qu’on se dit “Je ne sais pas ce que je vais proposer derrière…” On a peur qu’ils posent des questions trop précises », raconte ainsi un généraliste. D’autres mettent aussi en avant une formation initiale trop basée sur le risque : « Nos études nous ont formatés, transmis des cadres, des protocoles… Or, la sexualité est hors norme. Chose que l’on apprend sur le tard », souligne un autre généraliste.

Le médecin de famille n’ose pas forcément aborder non plus l’orientation sexuelle, alors qu'il peut jouer un rôle primordial, particulièrement chez les adolescents, estime le Pr Philippe Cornet, directeur du département d’enseignement et de recherche de médecine générale de Paris VI : « Aborder la question de la préférence sexuelle, de l’identité de genre soulagera grandement ceux qui se trouvent en difficulté. Ce sujet peut engendrer une grande souffrance car ils manquent de lieux où en parler », souligne-t-il.

Comme pour les autres tabous, mais peut-être encore plus pour la sexualité, les représentations du médecin rentrent en jeu. « La première démarche est de se demander où on en est dans ses représentations. Il faut déconstruire ses préjugés ou ses a priori pour être en situation d’accueil d’une parole différente », explique le Pr Cornet. « Chacun a sa propre sexualité, que l’on projette sur le patient… Or, les choses ne se passent pas forcément pour l’autre comme pour toi », ajoute un généraliste cité dans la thèse de Nathalie Tartu. « Chaque médecin a ses propres gênes, qui peuvent l’empêcher d’aller chercher ce qu’il faudrait », avance un autre, alors que certains indiquent aussi que les croyances notamment religieuses peuvent entrer en ligne de compte.

La mort

La mort est un tabou dans la société en général, et la médecine ne fait pas exception même si elle y est confrontée plus régulièrement. « Les médecins sont comme tous les autres, explique le Pr Philippe Cornet, ils peuvent être dans le refus, le déni, repousser la question. »

En consultation de médecine générale, le sujet de la mort surgit le plus souvent lors des fins de vie, ou d’une maladie grave. Il peut aussi intervenir avec la question du suicide. « Il y a trente ans, on disait aux médecins de ne pas poser la question de la mort désirée du patient, par peur de susciter l’idée chez lui, explique le Dr Gilles Lazimi,
généraliste et maître de conférences à Paris VI. Dès l’instant où l’on a compris qu’il fallait en parler, on a pu aider des patients. »

Différents textes de loi et certaines directives anticipées encouragent les médecins traitants à aborder la question. « C’est toutefois un thème encore récent, qui n’a pas beaucoup progressé dans la pratique des médecins », souligne le Pr Cornet. « Peut-être aussi parce qu'il émerge moins au niveau médiatique ». Pourtant, mettre le sujet sur la table permet de débloquer des situations. « C’est un sujet tabou. Mais les idées qu’on s’en fait sont plus importantes qu’au moment où on en parle », explique ainsi un généraliste dans la thèse « L’abord de la mort avec les patients en consultation : le point de vue des généralistes » du Dr Nicolas Gallet.

Selon cette étude, l’entourage peut constituer un frein à la discussion, ou au contraire un facteur facilitant. « Les proches peuvent dire : “surtout vous ne lui parlez pas du pronostic”, mais d’autres encouragent la discussion », explique le Dr Benoit Cambon, généraliste à Gannat. « Avant, quand le papi demandait s'il allait mourir et qu'on répondait oui, on se faisait allumer par la famille », raconte ainsi un généraliste.
La durée de la relation influe également. « Pour les patients connus de longue date, la confiance peut être facilitante. En même temps, c’est plus compliqué pour le médecin d’aborder le sujet, à cause de la proximité. Il doit dépasser cette difficulté émotionnelle », ajoute le Dr Cambon. « On peut parfois être très ému de certaines situations, et je ne suis pas sûr que cela aide les patients », juge un généraliste.
Pour les praticiens, pouvoir discuter de ces situations avec leurs collègues est également important. Par ailleurs, l’expérience du généraliste lui permet d’être moins rigide, d’avoir une attitude moins protocolisée et donc d’être plus à l’écoute des émotions du patient. « Avec le temps, ce n’est pas qu’on s’endurcit, mais on comprend que c’est une autre étape et que parfois les gens ont besoin d’en parler », ajoute un généraliste.

Les addictions

Selon une étude de 2009 du département de médecine générale de Paris V et la SFTG, 25 % des dossiers des maîtres de stage étaient renseignés quant à la consommation d’alcool de leurs patients. Les résultats montraient également que 25 % des consommateurs excessifs chroniques étaient détectés par le médecin. En effet, si le tabac est facilement évoqué en consultation, l’alcool et les drogues sont plus compliqués à évoquer. Mais pour le Pr Philippe Jaury, de Paris-Descartes, il s’agit de dénis plus que de tabous. « La représentation du médecin sur l'alcool ou la drogue compte beaucoup. Si pour lui, les gens ne s’en sortent jamais, il ne va pas s’investir, par peur de se mettre en échec ou affronter son impuissance », explique-t-il. 
Le médecin peut ainsi voir les patients addicts comme « incapables de s’en sortir », mais aussi comme « difficiles ». « Ils se disent qu’ils mentent, n’obéissent pas, etc. Or, les mêmes problèmes peuvent survenir avec des patients diabétiques pas plus compliants », analyse le Pr Jaury. Bien que la prise en charge des addictions soit un problème de médecine générale, dans les faits peu de praticiens s’en chargent. « En France, 97 % des patients sous Subutex ou méthadone sont pris en charge par le généraliste mais leurs prescripteurs ne représentent que 30 % de la profession », souligne le Pr Jaury.

Les présupposés peuvent exclure également toute une partie des patients. En effet, les études montrent que certains ne se voient jamais poser la question des addictions. C’est le cas des étudiants à l'université, mais aussi des personnes âgées. « Nous avons du mal à les imaginer addicts. C’est pourtant très fréquent, et ceux qui buvaient autrefois continuent », explique le Pr Jaury.

Pour le généraliste, il est également difficile de questionner un patient de la même catégorie socioprofessionnelle que lui : « Si je me retrouve face à un professeur d’université, cela va être plus compliqué d’aborder le problème », précise Philippe Jaury.

Enfin, le généraliste peut aussi être gêné par sa propre relation au problème. « 30 % des médecins ont des problèmes d’addiction aux médicaments ou à l’alcool, nous pouvons donc imaginer qu’ils ont plus de mal à en parler également. »

Les violences

Depuis neuf mois, on n’a jamais autant parlé des violences faites aux femmes dans l’espace médiatique. Ce coup de projecteur a des retombées dans le monde médical. Mais le sujet reste particulièrement difficile à aborder pour les généralistes. Pourtant, dès 2001, le rapport Henrion préconisait que les généralistes posent systématiquement les questions suivantes : « Au cours de votre vie, avez-vous été victimes de violences verbales – propos sexistes, humiliants, dévalorisants, injures, menaces ? De violences physiques – coups, gifles, été battue ou bousculée ? De violences sexuelles – attouchements, viols, rapports forcés ? ». Lorsqu’elles sont posées, ces questions sont généralement bien acceptées par les patients, et les études montrent que les femmes victimes souhaitent qu'on les leur pose. Pour le Dr Gilles Lazimi, membre du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, le problème vient d’abord de la formation. « C’est un sujet difficile parce qu’il n’est pas enseigné, explique-t-il. La formation permet aussi de déconstruire les stéréotypes car les médecins sont comme tout le monde, ils en ont plein », ajoute-t-il.

Le manque de formation entrave l’aptitude du généraliste à poser les bonnes questions, de la bonne façon, ainsi que sa capacité à y répondre. « Le manque de réseaux peut aussi poser problème, ils ne savent pas où adresser ces femmes. Mais déjà, en parler, c’est majeur », estime le Dr Lazimi. La formation permet déjà de percevoir une différence générationnelle. « Les jeunes médecins sont beaucoup plus en avance que les autres praticiens. à Paris, où une formation est mise en place depuis 10 ans, les internes posent plus systématiquement la question », analyse le Dr Lazimi. Au-delà, l’affichage médiatique et les avancées qu’il suscite sur ces sujets bénéficient aussi aux médecins. « Nous ne sommes pas dans une bulle, le médecin est imprégné de valeurs sociales. Il y a un aller-retour entre ses pratiques et les évolutions de la société », souligne le Pr Phillipe Cornet.

La violence contre les enfants demeure également un sujet particulièrement complexe à aborder pour le généraliste, peut-être « le plus difficile », considère le Pr Cornet, car « la plupart du temps, le médecin traitant connaît les parents, les familles. Le lien fort, de confiance qui s’établit peut représenter une barrière de la représentation du possible », explique-t-il. Dans la thèse du Dr Marie-Sophie Bacle de 2014 sur « Le médecin généraliste face à l’enfant en danger », un généraliste raconte : « Avec des enfants qu’on suit depuis qu’ils ont trois semaines, un mois, un lien affectif se crée. A-t-on une objectivité suffisante ? » Dans ces situations, la barrière pour le médecin outrepasse la question des compétences : « Le sujet suscite de l’embarras pour le médecin davantage lié aux émotions qu’à la connaissance technique », précise le Pr Cornet.

Dossier écrit par Amandine Le Blanc