LE QUOTIDIEN : L'affaire Halimi a placé le projecteur sur l'irresponsabilité pénale. Qu'est-ce ?
CAROLINE PROTAIS : L'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental est l'une des deux clauses du Code pénal selon lesquelles on reconnaît un défaut d'imputabilité (la seconde étant la minorité), c'est-à-dire de participation morale de l'agent à l'action. Prononcer une irresponsabilité pour raison psychiatrique signifie qu'on estime que la personne n'avait pas une claire conscience des faits quand elle a commis l’infraction qu'on lui reproche, en raison de l'emprise de la maladie mentale.
Cela ne signifie pas qu’on ne reconnaît pas que le crime s’est produit, comme c’était le cas avant la réforme du Code pénal en 1994. La culpabilité de l’agent peut être reconnue ; seule l'imputabilité fait défaut. Il est vrai que l’affaire est classée ensuite, mais le crime n’est pas nié comme avant 1994.
L'irresponsabilité pénale est un principe philosophique et moral très ancien, au fondement des sociétés modernes occidentales. On en retrouve des traces dans le code babylonien d’Hammourabi (1760 avant J.-C.). Mais l'interprétation a varié au fil des siècles.
Quelles ont été les grandes tendances ?
Jusqu’au XIXe siècle, les décisions d'irresponsabilité étaient probablement assez rares. Peut-être parce que les juges prenaient leur décision sans trop solliciter d'avis extérieurs.
Au XIXe siècle, cette question a été confiée aux techniciens. Les aliénistes se sont battus pour que leurs compétences de spécialistes de la maladie mentale soient reconnues et que les juges fassent appel à eux. L’expertise a été progressivement systématisée. Et la psychiatrie s’est construite autour de l'irresponsabilité : les avocats faisaient souvent appel à elle pour faire pencher le verdict en faveur de ce principe.
Les controverses entre experts psychiatres ont toujours existé. Mais dans les années 1950, il faut reconnaître que les psychiatres se prononçaient largement en faveur d’une irresponsabilité, en cas de psychose, même quand elle s'accompagnait d'alcool, mais aussi parfois, face à des troubles du comportement.
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, le champ des cas cliniques pour lesquels les psychiatres l'évoquent s'est restreint : on observe une tendance à la responsabilisation, notamment des personnes présentant des troubles psychotiques. C'est aussi vrai pour les toxiques : si dans les années 1950, la consommation d'alcool pouvait justifier une décision d'irresponsabilité, la jurisprudence actuelle montre qu'une consommation de cannabis, même chez un psychotique, devient un argument en défaveur d'irresponsabilité pour cause de trouble mental.
Cela s’explique en partie par l’évolution de la psychiatrie : elle s’est ouverte sur la cité et considère que les personnes présentant un trouble psychotique ne sont pas totalement envahies et déterminées par la maladie. Elles gardent des compétences sociales, essentielles à leur intégration. Ce principe transposé au domaine pénal a conduit à reconnaître davantage leur responsabilité.
La place de l'expert psychiatre a-t-elle évolué ?
Au XIXe siècle, le métier d’expert était très valorisé, aux yeux des magistrats comme des psychiatres. Les médecins considéraient cette pratique comme une mission de service public et ils n’hésitaient pas à entretenir des relations rapprochées avec les juges.
À partir des années 1950-1960, sous l’impulsion de l’antipsychiatrie, il y a eu une dévalorisation, voire une stigmatisation de l’expert, notamment par la profession. Il était celui qui collaborait avec le pouvoir et se mettait au service du contrôle social. Les experts se sont un peu éloignés d’une collaboration trop resserrée avec les juges, ce qui est parfois difficilement compris par les acteurs de la justice.
Quel regard portez-vous sur les débats autour de l’irresponsabilité pénale ?
J'observe une grande incompréhension entre la société et le droit pénal : l’opinion publique s’identifie au sentiment victimaire, tend à rechercher des coupables, à donner des punitions − assimilées à des réparations − et ne comprend pas les fondements éthiques du principe d’irresponsabilité pénale. Des décisions fondées en droit deviennent des « décisions courageuses ». La réforme pénale proposée suit cette tendance sociale consistant à pénaliser les personnes présentant des troubles psychiques qui ont commis des infractions. Elle ne va par ailleurs pas résoudre les controverses entre les psychiatres qui relient la schizophrénie et la prise de toxiques et d’autres qui pensent que ce sont deux questions cliniques séparées.
« Sous l'emprise de la folie ? L'expertise judiciaire face à la maladie mentale (1950-2009) », EHESS, 2016.
*Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société
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