Par Céline Santran
Le destin avait scellé le sort de Gaspard en même temps qu’il avait modifié celui de Mark White. Aussi égoïste et immoral que cela puisse paraître, Gaspard sentait que la maladie ne lui laisserait pas le temps de se battre encore plusieurs années pour obtenir une extradition et un procès en bonne et due forme pour ce bourreau qui lui avait tout pris : son enfance, sa famille, son insouciance, ses rêves. Il avait donc opté pour la solution la plus radicale.
***
Assis sur le rebord inférieur de la Fontaine Bethesda, les mains jointes autour du pommeau de sa canne fermement plantée dans le sol, Mark White semblait s’être assoupi, le menton replié sur sa poitrine. Ce fut un touriste italien qui, intrigué, s’approcha du vieillard, suffisamment près pour apercevoir la partie argentée du stylet qui lui avait transpercé le cœur.
***
Dans l’avion qui le ramenait vers Paris, Gaspard ne pouvait s’empêcher de frotter la cicatrice qu’il avait sur le bras tout en regardant le ciel cotonneux à travers le hublot. C’était devenu un véritable tic, lorsqu’il sentait la machine de ses nerfs se mettre en branle et s’agiter comme un diable à ressort dans la boîte perméable de ses émotions. Malgré l’avalanche de rides et de peau froissée que les années avaient imprimées sur le visage de Mark, Gaspard avait retrouvé avec stupeur cet air suffisant, ce même regard impavide, ces lèvres minces et serrées qui ne s’ouvraient que pour afficher un sourire carnassier, celui de la hyène émoustillée par la putrescence des corps, charogne parmi les charognes. Sa vengeance avait été le travail de toute une vie. Des années passées à traquer sans relâche celui qui avait fait de tout son être un champ de ruines. Aujourd’hui enfin, à soixante-quatorze ans, Gaspard pourrait mourir en paix. Il ferma les yeux et se repassa encore une fois le dernier acte de sa mission.
Mark ne l’avait même pas vu arriver, occupé qu’il était à donner du pain à quelques pigeons trop bien nourris. Gaspard s’était assis sur le rebord de la fontaine et lorsque Mark avait tourné vers lui ses yeux malveillants, il avait sorti son stylet et regardé le vieux déchet droit dans les yeux. Tandis qu’il enfonçait la dague, il avait murmuré « matricule 4458 » et perçu, enfin, une lueur dans l’œil du vieillard, une expression d’effroi qui signifiait que l’homme avait compris.
Même dans les scénarios les plus fous, Gaspard n’aurait pas imaginé que le destin place sur son chemin un lieu aussi symbolique que la Fontaine Bethesda comme théâtre de sa vengeance. Juste retour des choses.
Gaspard passa son index sur sa cicatrice, cette balafre qu’il s’était lui-même infligée soixante-huit ans plus tôt pour ne plus voir la marque indélébile que Mark Hauser, médecin au camp de Buchenwald, avait incrustée sur son avant-bras.
***
L’épilogue à la vie de Gaspard fut tel qu’il l’avait souhaité. Il ne voulut ni gastrostomie ni acharnement et mit un point d’honneur à sentir sur ses lèvres le goût d’un sauternes et la saveur d’une garbure mixée avant de fermer pour toujours les yeux sur un monde qu’il n’avait jamais vraiment bien compris.
Une nouvelle histoire courte dans notre édition du 4 décembre
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